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Dossier (suite): ‘‘Pourquoi la France doit quitter le Mali’’ (2): un pari intenable : mission impossible

Par Marc Antoine  Perouse de Montclos

Nigeria, Maiduguri, mi-2016, Kenya, Nairobi, fin 2013, comme au Mali à Nantaka en 2018

Sénégal, Dakar, fin 2018

«Je suis invité au forum international sur la paix et la sécurité en Afrique. Organisé depuis 2014 à l’initiative du ministre de la Défense puis des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, il se tient traditionnellement à Dakar. Pour la cinquième édition du forum, nous sommes conduits en banlieue dans les locaux flambant neufs du centre international de conférence Abdou Diouf. Comme d’habitude dans ce genre d’événement, c’est le festival off qui est intéressant. Chargé de l’Afrique à la Fédération internationale des Droits de l’Homme, Florent Geel est le premier à me parler de la «caravane de la mort» de l’armée malienne dans la région du Macina.

Bien que le rapport ne soit pas encore sorti, il me donne un aperçu de la situation en évoquant le massacre de Nantaka et Kobaka. Le 13 juin 2018, des villageois de ces localités du centre du Mali ont entendu des tirs. Après avoir attendu le départ de l’armée, ils se sont rendus sur place et y ont découvert trois fosses communes contenant un total de 25 corps, un bilan confirmé par une source onusienne. Les victimes étaient notamment des Peuls qui, arrêtés peu auparavant, avaient été froidement exécutés par des soldats venus de la caserne voisine de Sévaré. Les militaires maliens avaient en effet promis de tuer 20 hommes si l’un d’entre eux était attaqué.

Nigeria, Maiduguri, mi-2016

La responsable d’une association locale m’a organisé un rendez-vous discret avec un habitant de Njimini, un village situé près de la frontière entre le Nigeria et le Cameroun. Yaya Ibrahim (le nom et le prénom ont été modifiés) s’effondre en pleurs lorsqu’il commence à me parler. J’en suis très gêné et je lui propose d’annuler l’entretien. Mais il insiste : il veut que je connaisse son histoire. Sa famille a été massacrée par l’armée camerounaise lors d’une action de représailles à la suite d’une embuscade de Boko Haram à 4 heures du matin le 11 février 2016 à Kerawa. Il y avait eu des précédents. Le 26 janvier 2016, déjà, les militaires de l’Opération Arrow IV avaient subi des pertes à Askashiya, non loin de là.

Selon Yaya Ibrahim, ils avaient alors tué 81 villageois accusés de collaborer avec les rebelles parce que, pris entre deux feux, ils n’avaient pas prévenu l’armée camerounaise de la présence des djihadistes. Deux semaines plus tard, il n’a pas fallu deux heures pour que les militaires de l’Opération Arrow V se vengent sur les habitants de Njimini. Lorsqu’il est revenu sur les lieux, Yaya Ibrahim dit avoir compté 130 cadavres, dont 60 femmes et enfants. Le bilan officiel mentionna 162 « terroristes » tués. Ce massacre-là n’a jamais fait l’objet d’enquêtes de la part des organisations de défense des droits de l’homme.

Kenya, Nairobi, fin 2013

 J’ai autrefois vécu dans la capitale kenyane et je suis sous le choc quand j’apprends qu’un commando de Chebab venus de Somalie s’est emparé du centre commercial de Westgate. Sur place, l’émotion de la population est d’autant plus forte que l’intervention des forces de sécurité tourne assez vite au cauchemar. Bien que les Chebab aient attaqué une banlieue chic de la capitale, militaires et policiers kenyans mettent près de quatre heures à arriver sur les lieux. Dans la confusion qui règne à l’intérieur du centre commercial, ils commencent par s’entre-tuer.

Leurs «tirs amis» (ou friendly fire en anglais) feront un mort dans les rangs de la police. Entretemps, les assaillants ont déjà eu le temps de tuer plus de 67 personnes. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Alors que le commando, composé de seulement quatre djihadistes, est finalement neutralisé en fin de soirée, le 23 septembre 2013, les forces de sécurité kenyanes vont faire durer leur intervention pendant trois jours afin d’avoir tout le temps de piller les boutiques de Westgate. Comme pour effacer les traces de leurs méfaits, elles bombarderont ensuite le centre commercial, laissé en ruines après que les caméras de surveillance ont pu filmer la scène.

Du Mali à la Somalie, on pourrait multiplier les exemples d’abus perpétrés par les forces chargées de combattre les groupes qualifiés de terroristes. Ces «débordements» sont parfois dénoncés par les organisations de défense des droits de l’homme, ce qui leur vaut d’être de temps en temps relatés par les médias. Mais d’autres passent complètement inaperçus, sachant qu’il est toujours difficile de trouver des informations fiables dans les zones de conflits armés.

Bien souvent, on ne sait tout simplement pas ce qui se passe dans les campagnes. Dans le cas des régions rurales du Macina, par exemple, les exactions commises par l’armée malienne n’ont en fait été rapportées qu’à partir du moment où les populations locales ont fui vers Bamako et ont pu témoigner de leurs tourments après avoir été prises en charge par la Croix-Rouge internationale et les agences des Nations unies.

La difficulté tient aussi à un certain parti pris. Beaucoup d’observateurs et de décideurs rechignent à évoquer les exactions des forces qui combattent « l’abomination djihadiste », incarnation contemporaine et presque parfaite du mal à l’état pur. Pour ne pas compromettre la justesse de leur cause, certains vont même jusqu’à minimiser, voire nier les tueries commises par les armées engagées dans la lutte antiterroriste.

Le Mali n’est bien entendu pas seul en cause. Les autres pays de la ligne de front antiterroriste sont tout aussi concernés. En Irak, les Nations unies ont ainsi entrepris d’enquêter de façon exhaustive sur les crimes perpétrés par l’organisation État islamique. En revanche, leurs rapports sont restés « étonnamment succincts sur les violations des droits humains par les forces armées irakiennes, leurs supplétifs et leurs alliés étrangers ».

À propos des frappes aériennes de la coalition antiterroriste sur la ville de Mossoul entre octobre 2016 et juillet 2017,

les Nations unies avançaient par exemple un bilan de 461 morts civils, bien inférieur à celui d’une ONG britannique, Airwars, qui comptait jusqu’à 1 579 victimes. Le problème se retrouve au Sahel. La lutte que mènent le Tchad, le Niger, le Cameroun et le Nigeria contre Boko Haram est significative à cet égard. S’appuyant sur des sources contestables tirées d’ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project), une base de données très prisée des opérateurs du développement, les Nations unies et la Banque mondiale estimaient ainsi que le groupe djihadiste était responsable de près de la moitié des morts civils enregistrés à l’occasion de divers affrontements au Nigeria entre 2012 et 2016 .

Mais ils se gardaient bien de signaler que « l’autre moitié » avait été tuée par les forces de sécurité et leurs alliés miliciens. En général, la majorité des victimes des guerres dites « asymétriques » sont des civils. Faute d’accès au terrain, il est cependant difficile de savoir qui tue qui. La qualité, l’impartialité et la fiabilité des sources utilisées ne sont pas seules en cause. Bien souvent, les parties au conflit annoncent des nombres de morts que les médias ou les ONG relaient sans être en mesure ni d’aller vérifier leur exactitude ni d’établir les responsabilités des divers protagonistes impliqués dans les tueries.

Dans l’idéal, il faudrait un mandat policier pour mener des enquêtes sérieuses et savoir si les victimes sont des « civils » ou des « terroristes », comme le déclarent trop souvent les forces armées lorsqu’elles s’en vont incendier un village. Dans la plupart des cas, on connaît d’autant moins l’identité des personnes tuées au cours des hostilités que les pays du Sahel disposent très rarement d’états civils dignes de ce nom. Pour échapper aux efforts de propagande militaire et de manipulation politique, l’observateur avisé est donc obligé de recentrer et limiter son analyse aux seuls événements qui peuvent être recoupés et sur lesquels on dispose de suffisamment d’informations pour pouvoir déterminer qui sont les auteurs des tueries.

Toujours hasardeuses, les tentatives de quantification et de qualification du nombre de victimes des conflits armés requièrent en effet beaucoup de rigueur et de prudence sur le plan scientifique. Avec toutes ces précautions, la base de données Nigeria Watch a, depuis l’université d’Ibadan, montré que, de juin 2006 à mai 2017, les forces de sécurités nigérianes et leurs milices avaient tué à peu près autant de personnes (16 182) que Boko Haram (16 666) . De tels résultats concordaient en l’occurrence avec ceux d’autres projets de quantification des morts du conflit, par exemple à l’université Johns Hopkins aux États Unis.

Mais ils ne permettaient pas de savoir si les victimes étaient des civils ou pas. De plus, le décompte n’était sûrement pas exhaustif. Les chiffres qui circulaient officieusement dans la population étaient bien supérieurs. En privé, des officiels nigérians rencontrés au cours de mes pérégrinations autour du lac Tchad avouaient même que, selon leurs propres calculs, l’armée avait en fait tué beaucoup plus de civils que les insurgés.

En effet, les militaires disposaient d’une puissance de feu que n’avait pas Boko Haram, notamment grâce à des avions de chasse qui pouvaient bombarder des villages entiers en toute impunité. De plus, les insurgés avaient initialement ciblé des individus, surtout des représentants de l’État, et non des communautés. Bien que viscéralement opposés à l’idéologie extrémiste de Boko Haram, des clercs musulmans modérés affirmaient ainsi que l’armée avait sans doute tué trois fois plus de civils que les djihadistes sur la période allant de l’exécution extrajudiciaire du fondateur de la secte en 2009 jusqu’à l’instauration d’un état d’urgence en 2013.

Comme au Mali à Nantaka en 2018,

les soldats déployés à Maiduguri promettaient à l’époque de tuer cent habitants pour chacun de leurs hommes disparus. C’est l’établissement de milices qui a ensuite incité Boko Haram à commettre des massacres de masses pour dissuader les populations prises entre deux feux de se laisser embrigader dans des unités paramilitaires. Dans tous les cas, l’identification du statut des victimes n’a pas toujours permis d’établir les responsabilités des uns et des autres. Par exemple, les forces de sécurité nigérianes admettent très rarement avoir tué des civils.

Elles prétendent plutôt avoir « neutralisé » des « terroristes ». Dans le même ordre d’idées, les civils arrêtés au cours d’une rafle et décédés en cours de détention sont d’emblée considérés comme des insurgés alors qu’ils ne bénéficient pas d’un statut de prisonniers de guerre et qu’ils n’ont jamais été jugés, au mépris du principe de présomption d’innocence. Pour se dédouaner de ses responsabilités, l’armée a ainsi pris l’habitude de faire signer aux familles qui voulaient récupérer le corps de leurs enfants un certificat attestant que leurs proches étaient bien des fidèles de la secte djihadiste.

Autre source de biais dans l’identification du statut des victimes, les forces de sécurité ont délibérément minimisé le nombre de morts dans leurs rangs et ont au contraire insisté sur le nombre de civils tués par Boko Haram.

Une sanglante disproportion

Le Mali fait l’objet de distorsions similaires. La différence avec le Nigeria est qu’il n’existe pas de base de données pour en savoir plus. Dans le nord du Mali, l’armée française mène une « guerre sans images », à l’abri du regard indiscret de journalistes indépendants et par trop inquisiteurs. Les chiffres publiés par le ministère de la Défense à Paris, eux, sont bien trop parcellaires et lacunaires pour qu’on puisse en tirer la moindre conclusion.

En effet, ils se focalisent uniquement sur les affrontements entre militaires français et groupes combattants. Mais le bilan serait différent si l’on incluait les casques bleus onusiens, les troupes alliées africaines, l’armée malienne et ses supplétifs miliciens. En privé, des spécialistes de la sécurité confient que le Mali constitue peut-être un des rares cas de conflits asymétriques où les insurgés tuent davantage de militaires que les forces censées les combattre ne parviennent à éliminer de « terroristes ».

Quant aux civils, de nombreux éléments laissent à penser qu’ils sont effectivement les premières victimes de la lutte antiterroriste. Comme au Nigeria, d’abord, les forces armées et leurs alliés miliciens au Mali disposent d’une puissance de feu supérieure à celle des insurgés. Mathématiquement, leurs dégâts collatéraux sont donc susceptibles d’avoir un impact bien plus important sur les civils. On note par ailleurs qu’en règle générale, les forces gouvernementales tuent davantage que les groupes insurrectionnels.

Pendant les guerres de décolonisation des années 1950 et 1960, ce fut notamment le cas des Français en Algérie et des Britanniques en Malaisie, au Kenya, à Oman, au Malawi, à Aden, à Brunei et en Égypte au moment de la crise du canal de Suez. Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de raisons de supposer qu’une telle caractéristique ne se serait pas perpétuée dans un contexte international où la lutte antiterroriste garantit en quelque sorte l’impunité des militaires engagés dans des guerres dites « asymétriques » contre un ennemi invisible et caché au milieu de la population.

En Afghanistan et en Irak au cours des années 2000, les États-Unis et leurs alliés ont ainsi assumé des dégâts qui n’avaient plus rien de « collatéral » et «involontaire» tant ils étaient systématiques, voire délibérément ciblés sur les civils. Des observateurs avertis ont parfois renseigné ces disproportions avec exactitude.

À Rakka, par exemple, le Réseau syrien des droits de l’homme a montré que les bombardements et les tirs d’artillerie des forces de la coalition internationale avaient décimé 1 854 civils entre juin et octobre 2017, six fois plus que les 311 civils tués par l’organisation État islamique pendant le même laps de temps.

De son côté, l’agence Associated Press a calculé que les troupes de la coalition et de leurs alliés irakiens, d’une part, et l’organisation État islamique, d’autre part, étaient chacun responsable d’environ un tiers des 9 000 à 11 000 civils tués à Mossoul entre octobre 2016 et juillet 2017, le dernier tiers se prêtant à toutes sortes de spéculations car les registres des morgues et les données des ONG de secouristes ne permettaient pas de savoir qui avait tué qui.

Comment pourrait-il en être autrement en Afrique et, plus particulièrement, au Mali ?

Historiquement, les puissances coloniales n’y sont pas allées de main morte lorsqu’elles ont voulu mater des révoltes portées au nom du Coran [voir l’encadré]. Après la période des indépendances, les appareils répressifs des États postcoloniaux sont restés tout aussi meurtriers pour les civils. Passée inaperçue à une époque où les Occidentaux se préoccupaient surtout du « péril rouge », la révolte de la secte islamiste Maitatsine est significative à cet égard.

En effet, elle s’est produite au Nigeria, pays le plus peuplé du continent, et son bilan humain fut terrible à partir du moment où l’armée intervint pour écraser la rébellion. Dans la ville de Kano, les militaires tuèrent l’essentiel des quelque 4 000 victimes que le gouvernement dénombra officiellement après la fin du bombardement des quartiers où les fidèles de Maitatsine s’étaient retranchés. Deux ans après, en octobre 1982, les violences devaient à leur tour gagner la banlieue de Maiduguri, futur fief de la secte Boko Haram vingt ans plus tard.

Là encore, la disproportion fut flagrante, cette fois sans intervention massive de l’armée. Officiellement, l’émeute fit 450 morts dont 15 policiers. En réalité, le bilan fut vraisemblablement plus lourd si l’on considère les suites du conflit, peut-être jusqu’à 3 000 personnes. En effet, beaucoup de suspects décédèrent en prison sans jamais être jugés. Sur 200 personnes arrêtées lors d’une rafle de la police à Maiduguri le 26 octobre 1982, par exemple, 32 moururent d’étouffement au bout de deux jours, du fait de leur entassement dans une cellule minuscule. Faute de nourriture, des cas de cannibalisme furent ensuite recensés dans les prisons où étaient enfermés les suspects…A SUIVRE

LA REPRESSION COLONIALE DES REVOLTES DJIHADISTES D’ANTAN : UNE VIEILLE HISTOIRE ».

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