Par Marc –Antoine Perousse de Montclos
Ledebativoirien.net
Paris, début 2013
Je suis auditionné dans le cadre d’une mission d’information qui, présidée par Jean-Pierre Chevènement et Gérard Larcher, vise à préparer le vote du Parlement en vue d’autoriser la prolongation de l’intervention des forces françaises au Mali. Nous nous retrouvons dans un bureau non loin du palais du Luxembourg. Les questions fusent et je mets en garde mes interlocuteurs contre la tentation d’exagérer indûment la portée de la menace djihadiste au Sahel.
J’insiste plutôt sur l’importance des dynamiques locales qui expliquent les insurrections dites islamistes dans des pays aussi divers que le Nigeria ou le Mali. Sur le plan opérationnel, l’internationalisation des groupes djihadistes est, pour moi, le scénario le moins probable. C’est néanmoins celui que nos sénateurs retiennent pour justifier la nécessité de poursuivre l’opération Barkhane. Les précautions des chercheurs n’ont visiblement pas l’heur de plaire quand il s’agit de pondérer une analyse par trop globalisante.
Quelque part en France, dans un train, fin 2013
L’affaire Moulin-Fournier est encore présente dans bien des esprits. Avant d’être relâchée contre le paiement d’une rançon conséquente, cette famille française avait été enlevée en février 2013 dans le parc naturel de Waza, au nord du Cameroun, et avait été détenue par des hommes de Boko Haram, dont un que j’ai ensuite eu l’occasion d’interviewer à Maiduguri. À présent, l’actualité porte sur le rapt d’un prêtre français, toujours dans la même région, le long de la frontière entre le Nigeria et le Cameroun en direction du lac Tchad. Mon téléphone n’arrête pas de sonner. Le groupe Boko Haram est très mal connu en France et je trouve qu’il est de mon devoir de chercheur d’informer le grand public sur les ressorts de l’insurrection.
Un certain Thomas Loubière, journaliste au Monde, me téléphone alors que je suis dans un TGV. Je ne le connais ni d’Adam ni d’Ève. Bien entendu, son appel est extrêmement urgent, il doit rendre son papier sur Boko Haram dans les heures qui viennent et mon seul choix est d’accepter l’entretien ou de raccrocher. On s’entend mal et je ne sais pas très bien si le journaliste a l’intention de me citer. Je ne prends donc pas la précaution de lui demander de me laisser vérifier l’exactitude d’un éventuel verbatim, si tant qu’il ait l’intention d’utiliser mon analyse pour écrire son papier. Or, à ma grande surprise, je découvre le lendemain une citation de mes propos selon laquelle Boko Haram aurait prêté allégeance à al-Qaïda. Je n’ai jamais dit cela, et pour cause : c’est complètement faux. Je proteste et obtiendrai que la version en ligne soit corrigée.
Mais je n’échapperai pas à d’autres surprises de ce genre en dépit des promesses de relecture des interviews, par exemple dans un hors-série de l’Obs consacré aux prétendues « guerres de religions » en novembre 2015. Cette fois sans correction possible avant publication : le numéro est déjà parti à l’imprimerie quand je reçois les épreuves alors que je suis à Maiduguri et que j’ai toutes les peines du monde à relever mes mails.
Niger, Diffa, début 2015
J’arrive à Diffa dans un petit avion à hélices du Programme alimentaire mondial des Nations unies. L’état d’urgence a été déclaré trois semaines auparavant et on estime que 90 % des habitants ont fui les combats contre Boko Haram.
Il n’y a pas d’hôtels ouverts, pas plus que de restaurants. À dire vrai, il n’y en a jamais vraiment eu. Frontalière du Nigeria et située à plus d’un millier de kilomètres de la capitale Niamey, la ville est assez petite et la clientèle n’est pas riche. Chaque fois que je suis allé à Diffa, j’ai eu faim, soit parce que les rares cantines du coin étaient fermées pour cause de ramadan, soit, aujourd’hui, parce que les civils sont partis. Je suis arrivé avec quelques gâteaux secs et un sac à dos rempli de bouteilles d’eau. Je crains la soif, pas la faim. J’ai malheureusement assez de réserves de graisse pour envisager sereinement un jeûne éventuel ! À la guerre comme à la guerre : je loge à la caserne. On m’a donné le contact du commandant nigérien de la place, qui me trouve un bureau vide et poussiéreux où poser un lit de camp.
La caserne est très vaste et le mur d’enceinte, mal entretenu, est entrecoupé de brèches qui ne permettent pas toujours de savoir où se situe vraiment la limite avec la brousse alentour. Le soir, je tombe sur un soldat français. Il a l’air surpris de me trouver là. Moi aussi. Il fait partie d’un petit contingent d’une quarantaine d’hommes censés assurer la liaison entre les forces nigériennes et tchadiennes, histoire d’éviter les tirs amis entre deux alliés engagés dans la lutte contre Boko Haram. Je suis invité à partager la popote des Français, qui ont établi leurs tentes à l’écart des containers de la base-vie des Américains. J’avoue que je suis soulagé.
La gastronomie de l’armée française a bonne réputation et je n’ai guère le choix. C’est ça ou les biscuits secs. On me découpe un semblant d’assiette dans une bouteille d’eau en plastique et on me passe un genre de couteau suisse en guise de couverts. Je confirme : le rata n’est pas mauvais. Je me présente et explique la raison de ma visite dans ce camp. Je suis un chercheur, pas un mercenaire. On me prend aimablement en photo, sans doute pour vérifier mon identité, mais personne ne révèle son nom de famille. Seuls les prénoms sont autorisés. La conversation s’engage avec un homme des forces spéciales. Il opère des missions de reconnaissance du côté nigérian de la frontière et affirme qu’on aurait retrouvé au Sahara, à des milliers de kilomètres de là, des manuels d’instruction militaire en kanouri, la langue des combattants de Boko Haram.
C’est tout à fait improbable et, évidemment, il ne produit aucun document à l’appui de ses dires. En réalité, très peu de gens lisent et, encore moins, écrivent le kanouri dans le monde. Le propos vise surtout à démontrer les connexions entre les différents groupes djihadistes de la région, un peu comme si on voulait soutenir que les guérilleros fondamentalistes et prétendument chrétiens de l’Armée de Résistance du Seigneur en Ouganda ou en Centrafrique donnaient désormais leurs ordres en latin. La surdité sélective de certains parlementaires, les distorsions auditives de certains journalistes et les hallucinations linguistiques de certains officiers sont en fait révélatrices d’un problème plus général.
Le défi djihadiste au Sahel doit absolument être global pour justifier des interventions militaires et vendre des journaux. Des histoires de va-nu-pieds qui prendraient les armes au nom du Coran ne sont guère audibles. Elles n’intéressent pas grand monde si elles ne sont pas aussitôt connectées à un péril qui touche directement les Français dans l’Hexagone, via al-Qaïda ou Daech. Mieux vaut donc, comme le ministre des Affaires étrangères Jean- Yves Le Drian, affirmer que « les groupes terroristes [du Sahel] représentent une menace globale». Pour beaucoup de décideurs et d’observateurs, il est évidemment tentant de rattacher toutes les mouvances djihadistes à un tronc commun au prétexte qu’elles se revendiquent d’une approche radicale et violente du Coran.
Bien que les situations soient très dissemblables, c’est alors l’Afghanistan qui est invoqué pour comprendre les crises locales en se référant au modèle d’un « arc de crise » qui s’étendrait d’un bout à l’autre de la bande sahélienne, de la Somalie jusqu’à la Mauritanie. En témoigne l’utilisation de néologismes tels que « Sahelistan » ou « Africanistan ». Dans cette perspective, la menace terroriste est censée venir du Golfe arabo-persique et du Moyen-Orient. Suivant les versions, elle puiserait ses racines profondes dans le wahhabisme saoudien, le chiisme iranien, le deobandisme pakistanais ou le salafisme des Frères musulmans égyptiens.
Les décideurs à l’épreuve d’une communication grandiloquente
Les inquiétudes des décideurs occidentaux et leur propension à considérer des conflits locaux ou régionaux dans une perspective mondiale viennent en partie de ce que l’Afrique subsaharienne a joué un rôle précurseur. En 1998, les attentats d’al-Qaïda contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es-Salaam avaient en effet annoncé ceux de 2001 à New York. Aujourd’hui, les revers de Daech en Irak et en Syrie font par ailleurs craindre que les combattants de l’organisation État islamique ne cherchent à se réfugier au sud du Sahara.
L’immensité d’un désert traversé de nomades insaisissables et fondamentalement rétifs à l’autorité étatique se prête à toutes sortes de fantasmes en la matière.
Certains agitent ainsi le spectre d’une cinquième colonne de djihadistes peuls et transhumants, une peur malheureusement relayée par le Parlement européen et des institutions néoconservatrices comme l’Institute for Economics and Peace en Australie. D’autres supposent pour leur part que, désormais, Daech prêterait plus d’attention à ses affiliés au Mali, autour du lac Tchad et en Somalie afin d’entretenir la réputation de l’organisation État islamique quant à sa capacité à pouvoir frapper n’importe où dans le monde. Selon un argument qui ne se vérifie guère sur le terrain, ces différentes mouvances seraient en train d’aligner leurs stratégies de combat, et pas seulement de communication.
Les amalgames, il est vrai, sont d’autant plus faciles que les groupes djihadistes portent parfois les mêmes noms, que les patronymes de la région sont souvent identiques et que les rebelles utilisent des pseudonymes qui, de façon très vague, font référence à leur communauté d’origine, à leurs particularités physiques, à leurs traits de caractère ou à des épisodes marquants d’un islam global. Au Nigeria, par exemple, la faction pro-Daech de Boko Haram a annoncé en mars 2019 le remplacement de son leader, Habib Muhammad Yusuf « al-Barnawi », par un certain Abu Abdullah Idris bin Umar « al-Barnawi », également surnommé Ba Idrissa. Le pseudonyme « Barnawi » désigne en l’occurrence un ressortissant de la région du Borno. Autrement dit, à un M.
Dupont en a succédé un autre. Les homonymies peuvent ainsi prêter à confusion en dépit des différences de doctrines et de mobiles qui distinguent des mouvances aussi diverses que la faction terroriste Ansar Dine d’Iyad ag Ghali dans le nord du Mali, la confrérie pacifique Ançar Dine de Chérif Ousmane Haïdara à Bamako ou la société Ansar-ud-Deen qui, à Lagos, cherche à promouvoir l’accès des musulmans à une éducation moderne de type occidental. En Sierra Leone, par exemple, il existe un groupe de Frères musulmans (alUkhuwah al-Islamiyyah) qui a été créé en 1958 et qui n’a absolument aucun rapport avec l’organisation politique des Frères musulmans d’Égypte (Ikhwan al-Muslimin), constituée sous l’égide de Hassan al-Banna en 1928 .
Malgré leurs origines fort diverses, les groupes djihadistes ont euxmêmes pour habitude de se rendre mutuellement hommage et de revendiquer des connexions plus ou moins avérées avec d’autres mouvances combattantes. Des attaques très locales sont alors replacées dans leur contexte international pour grossir l’événement. Il en va ainsi de l’assaut, le 19 janvier 2019, contre une base onusienne de militaires tchadiens au Mali par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jamaat Nusrat Al-Islam wal-Muslimin), qui a pris la suite d’AQMI. Le lieu de l’attaque, Aguelhok, était symbolique : en janvier 2012, le massacre de soldats maliens y avait largement contribué à provoquer le retrait de l’armée puis, peu après, le coup d’État du capitaine Amadou Haya Sanogo à Bamako. Sept ans plus tard, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans allait revendiquer trente victimes du côté onusien, tout en prétendant avoir obéi aux instructions du chef d’al-Qaïda, Cheikh Ayman al-Zawahiri.
Son communiqué parlait de représailles contre le gouvernement « apostat » du président tchadien Idriss Deby qui, à 2 600 kilomètres de là à Ndjamena, venait de recevoir son homologue israélien Benyamin Netanyahou dans le cadre d’une visite officielle. En réalité, on pourrait tout aussi bien supposer que l’attaque du 19 janvier 2019 rentrait simplement dans le cadre d’une guerre asymétrique contre les forces de la coalition antiterroriste au Mali. Établir un lien avec la visite officielle de Netanyahou à Ndjamena permettait de donner une résonance globale à un assaut somme toute assez banal contre une caserne militaire. D’autres groupes djihadistes s’y sont d’ailleurs essayés avec plus ou moins de succès en cherchant à professionnaliser une politique de communication initialement limitée aux langues vernaculaires.
C’est par exemple le cas d’un des chefs de Boko Haram, Abubakar Shekau. Dans un communiqué daté du 5 mai 2014, celui-ci menaçait ainsi de s’en prendre à Margaret Thatcher… près d’un an après sa mort, qu’il semblait ignorer ! Sans craindre le ridicule, il avait également trouvé le moyen de saluer les chefs d’al-Qaïda et de Daech tout à la fois, quoi qu’il en soit de leurs rivalités personnelles et de leurs désaccords idéologiques. Son objectif, en l’occurrence, était surtout de se donner de l’importance sur le plan médiatique. Des trois principales mouvances djihadistes en Afrique subsaharienne, les Chebab de Somalie sont certainement ceux qui ont fait le plus de progrès en la matière.
À une époque où les troupes de l’Union africaine à Mogadiscio ne disposaient même pas d’un département de communication opérationnel, ils se dotaient dès 2010 d’une fondation dite al-Kataib (le pluriel d’un « bataillon » katiba en arabe) pour diffuser des vidéos en anglais, en swahéli, en norvégien, en suédois et même en ourdou, et plus seulement en somali. Les Chebab ont également établi un ministère de l’Information pour gérer leurs sites Internet et leur réseau al-Andalus de radios et de chaînes de télévision. Dans le même temps, ils ont peaufiné leur propagande. Initialement, ils avaient surtout conspué l’impotence et l’illégitimité du gouvernement fantoche que la communauté internationale soutenait à bout de bras à Mogadiscio.
Par la suite, cependant, ils ont commencé à élaborer des images plus subtiles pour démontrer leur capacité à infiltrer l’armée somalienne et à corrompre les soldats des troupes de l’Union africaine. De son côté, la nébuleuse Boko Haram a aussi tenté de moderniser sa politique de communication en ralliant Daech en mars 2015 et en diffusant ses messages par le biais de l’agence de presse de l’organisation État islamique, l’AMAQ (Wakālat A‘māq al-Ikhbāriyyah). Mais le départ de dissidents en août 2016 a fragilisé la cohérence de la propagande du mouvement. Ainsi, la scission n’a nullement empêché la faction d’Abubakar Shekau de recommencer en mars 2017 à utiliser le logo de l’État islamique, qui l’avait pourtant répudié.
Quant aux dissidents, ils ne se sont pas gênés pour diffuser des communiqués sans passer sous les fourches caudines de l’AMAQ. En mars 2019, par exemple, ils plaçaient l’organisation État islamique devant le fait accompli en annonçant un changement de direction au profit d’un certain Abu Abdullah Idris bin Umar « al-Barnawi », un cadre du mouvement dont le nom avait déjà été évoqué au moment de la rupture avec le « canal historique » d’Abubakar Shekau en août 2016. Les décideurs et certains chercheurs n’en restent pas moins fascinés par les NTIC, les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
À en croire les spécialistes qui insistent sur le caractère transnational et interconnecté des divers mouvements djihadistes à travers le monde, Internet ne servirait pas seulement à diffuser des modèles révolutionnaires et des techniques de combat dont peuvent s’inspirer les réseaux terroristes d’Afrique comme d’Asie ou d’Europe. De pair avec les ambitions planétaires de l’idéologie d’al-Qaïda, les nouvelles technologies de la communication permettraient également de mettre en œuvre des coopérations tactiques ou stratégiques qui seraient plus ou moins formelles et qui iraient parfois jusqu’à la fusion entre plusieurs mouvements insurrectionnels. Le problème est que de telles analyses ne correspondent guère aux réalités locales des pays où sévissent les groupes djihadistes de la Corne de l’Afrique, du lac Tchad et du Mali.
Les études disponibles montrent en effet que les Chebab, Boko Haram et la nébuleuse d’AQMI ne recrutent pas par le biais d’Internet mais, bien plutôt, en jouant des solidarités lignagères, en forgeant des alliances matrimoniales et en offrant leur protection à des communautés stigmatisées par les forces de sécurité. Quoi qu’il en soit des références aux idéaux universalistes du Coran et aux ambitions planétaires du message prophétique, la sociologie de l’engagement menée auprès de djihadistes emprisonnés en Afrique met ainsi en évidence l’importance des logiques de proximité et des liens de voisinage qui relativisent de beaucoup l’influence des idéologies et éloignent l’analyste du spectre d’une Internationale terroriste et islamiste.
Le constat vaut d’ailleurs pour la 8 9 France, où les spécialistes constatent que les « passages à l’acte […] dépendent essentiellement de dynamiques [communautaires] internes [et] des logiques d’escalade qu’impulsent des mesures institutionnelles coercitives ». Au Sahel, le rôle des NTIC dans l’embrigadement djihadiste est d’autant plus dérisoire que les zones touchées par les conflits comptent souvent parmi les moins connectées au monde. Pays le plus peuplé d’Afrique, le Nigeria – où est né Boko Haram – est assez typique à cet égard. D’après des chiffres de 2017, 51 % de la population y ont officiellement accès à Internet.
Mais en pratique, moins de 10 % sont en mesure de participer à des réseaux sociaux et la connectivité y est inférieure à trois mégabits par seconde. Le taux de pénétration de la téléphonie mobile, qui dépasse les 80 %, ne doit pas non plus faire illusion.
D’abord, il est surestimé car les utilisateurs doivent acquérir plusieurs cartes Sim pour compenser les défaillances des fournisseurs. De plus, les disparités régionales sont énormes. Plus urbanisé, le Sud est bien mieux couvert qu’au Nord dans les régions rurales et musulmanes où évolue Boko Haram.
A SUIVRE : AU-DELA DES FANTASMES-BOKO HARAM, AL-QAÏDA, DAECH ET LE MALI : UNE SERIE DE MESALLIANCES
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