Par Marc –Antoine Perousse de Montclos
« Vous demandez ce que l’on va faire des terroristes si on les retrouve. Les détruire, les faire prisonniers si c’est possible et faire en sorte qu’ils ne puissent plus nuire à l’avenir. » Conférence de presse du président François Hollande à Dubaï le 15 janvier 2013. « Il faut éradiquer le terrorisme où qu’il se trouve » ; « c’est contre le terrorisme que la France est en guerre ». Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, interview dans Le Grand Rendez-vous, Europe 1, Paris, 13 janvier 2013.
À l’Élysée, on trouve le terme plus neutre et rassembleur que celui « d’islamiste », qui pourrait heurter les musulmans de France, ou « d’insurgé », qui reconnaîtrait aux djihadistes un semblant de statut de combattant. Les éléments de langage sont importants. Ils doivent servir à satisfaire les exigences de l’électorat, aller dans le sens de l’opinion publique et mobiliser la communauté internationale pour obtenir l’approbation de l’opération Serval sous la forme de soutiens politiques, militaires et financiers. Mais les mots utilisés pour comprendre les conflits de la région ont aussi une incidence directe sur la façon dont on entend traiter le problème.
Ainsi, l’épouvantail d’un « terrorisme » à vocation internationale a très largement contribué à justifier la militarisation de la réponse de la France aux troubles que connaissait le Mali. Partant, les dynamiques locales des conflits du Sahel ont assez systématiquement été replacées dans une perspective globale et menaçante pour l’Occident. Les attentats de septembre 2001 à New York, en particulier, ont laissé croire que, comme en Afghanistan, les zones de non-droit du Sahara allaient servir de refuge à des terroristes djihadistes aux ambitions planétaires.
Le scénario le plus classique était de voir des groupes insurrectionnels se jouer de frontières poreuses pour échapper à des armées nationales qui, légalement, n’étaient pas autorisées à exercer un droit de poursuite en dehors de leur aire de juridiction. De telles situations, il est vrai, sont pour le moins embrouillées. À leur manière, elles évoquent des « guerres civiles internationalisées » à l’intérieur d’espaces transfrontaliers et troubles que certains chercheurs qualifient de zones de «mauvais voisinages ». En effet, la terminologie traditionnelle des conflits armés n’a pas grand sens dans une région où l’on a très rarement connu des affrontements interétatiques entre troupes gouvernementales. Même en Europe, l’historien Ernst Nolte a ainsi pu parler de «guerre civile européenne» à propos des deux guerres mondiales qui ont ensanglanté un continent sujet à de nombreux remaniements de frontières et traversé par des idéologies totalitaires.
Analysée dans le chapitre suivant, la dramatisation du problème a été d’autant plus frappante qu’en pratique les troubles du Mali en 2012 n’affectaient pas directement l’intérêt national de la France, à moins de considérer que l’enlèvement de quelques ressortissants devrait à chaque fois nécessiter le déploiement outre-mer de plusieurs milliers de 2 3 soldats. Dans cette perspective, le dispositif de Serval a semblé d’autant plus démesuré que, depuis 2009, les forces spéciales de l’opération Sabre étaient déjà à la manœuvre pour s’occuper spécifiquement des prises d’otages au Sahel.
Autre paradoxe, la mise en récit officielle de la menace a insisté sur l’existence d’un vaste complot djihadiste à l’international, de pair avec la permissivité d’une idéologie extrémiste en provenance du monde arabe : le wahhabisme. Résultat, la France républicaine et laïque a surdéterminé l’importance de l’élément religieux pour comprendre les conflits de la zone. Cela a conduit les autorités à concevoir la sortie de la crise et la démobilisation des combattants en termes de dé-radicalisation et de désendoctrinement : avec des résultats décevants, à la hauteur de la qualité du diagnostic…
Le grand malentendu
Mais en Afrique, le mot «terroriste» a fini par désigner un peu tout et n’importe quoi : des éleveurs de bétail au Mali ou au Nigeria, des pirates dans le Golfe de Guinée, des gangs de rue au Kenya, des opposants politiques au Tchad ou au Cameroun, etc. Au niveau mondial, les États membres de l’ONU n’ont ainsi pas réussi à se mettre d’accord sur une définition commune et aucune convention n’a pu 4 être signée en ce sens. D’un pays à l’autre, les listes noires des groupes désignés comme «terroristes» ne correspondent pas non plus. À meilleure preuve, il existe des différences significatives entre, par exemple, les blacklists des États-Unis, de l’Union européenne, de la Turquie ou de l’Arabie saoudite.
Il faut dire que le mot « terroriste » est d’abord un adjectif qualificatif qui sert à diaboliser et à nier le caractère politicomilitaire d’un ennemi tout en le distinguant du criminel de droit commun. Historiquement, on a donc pu voir des gens désignés comme « terroristes » devenir chefs d’État, à l’instar de Charles de Gaulle en France ou, en Afrique, de Jomo Kenyatta au Kenya ou de Nelson Mandela en Afrique du Sud, cela sans parler de Yasser Arafat à la tête de l’Autorité palestinienne. En effet, le qualificatif « terroriste » entre aussi dans le cadre d’une guerre de communication et change du tout au tout en fonction des perceptions et des séquences d’un conflit. Il comprend indéniablement des éléments de subjectivation, quoi qu’il en soit de la nature des atrocités commises et des violations du droit international humanitaire.
Même dans les cercles dirigeants et nationalistes à Bamako, le véritable ennemi n’est finalement pas le 5 djihadiste mais le séparatiste touareg, ce qui n’empêche nullement les élites occidentalisées de s’approprier le lexique des organisations internationales pour obtenir des financements. Le problème ne tient pas qu’à des questions de formulation à des fins de communication politique et économique. D’une manière générale, le vocabulaire employé par les experts occidentaux du contre-terrorisme est tout simplement incompréhensible pour les populations locales, qui sont pourtant censées appuyer les efforts des gouvernements de la zone pour éradiquer la menace.
De son côté, l’armée française persiste à figer le décor dans des catégories qui ne prennent pas en compte la fluidité des allégeances et la capacité des combattants à passer d’un camp à l’autre. Il est vrai que, dans tous les métiers, la multiplication d’acronymes plus ou moins artificiels semble être une garantie de professionnalisme. Déjà rompue à la création d’opérations aux noms parfois farfelus, l’armée française n’y échappe pas. Au Mali, elle a inventé sa propre classification avec les GAT («Groupes 6 armés terroristes»), les GAS ( Groupes armés signataires», sous-entendu des accords de paix d’Alger de 2015), qui ont refusé d’être désarmés, et les GADA ( Groupes armés d’autodéfense»), qui ont parfois repris les armes avec l’accord du gouvernement, cela sans oublier les FAMA ( Forces armées du Mali»), qui existaient déjà avant la crise.
LA DRAMATISATION A OUTRANCE DU TERRORISME : UN SENTIMENT PARTAGE
À sa manière, la lecture sans nuances de la menace djihadiste au Sahel est en fait symptomatique d’une peur qui se nourrit de représentations fort anciennes sur la sauvagerie de l’Africain et la violence intrinsèque de l’islam, désormais confondues dans un maître mot : le terrorisme. La France n’est sûrement pas la seule concernée par ce travers. La tendance à exagérer la portée du terrorisme et son incidence sur la sécurité au quotidien touche la plupart des pays occidentaux et des organisations internationales. La Banque mondiale, par exemple, n’est pas la dernière à entretenir le sentiment d’une augmentation générale de la violence qui contredit la tendance à la baisse observée par les spécialistes de la quantification des conflits armés.
Les nomenclatures et le mode de codage des événements signalés comme relevant d’actes terroristes jouent également un rôle. Concernant les attentats suicides, par exemple, la base de données utilisée n’a démarré qu’en 1981, avec une attaque contre l’ambassade d’Irak à Beyrouth, et elle n’inclut pas les violences perpétrées par des acteurs étatiques, telle l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Un pareil biais peut alors laisser croire à tort qu’il n’existait pas d’attentats suicides avant 1981, ou bien que ceux-ci ont essentiellement concerné le monde arabe avant de se diffuser en Afrique subsaharienne. Dès la Révolution de 1789, la France connut pourtant un cas assez similaire quand un horloger de Senlis élimina 25 personnes en allant se faire exploser dans la foule avec sa machine infernale, cela sans parler des anarchistes du début du XX siècle…
… Les réalités de l’impact mortifère du terrorisme
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Les chiffres tirés des organismes de santé publique sont sans appel à cet égard. Les principales causes de mortalité dans le monde ne sont ni le terrorisme, ni la guerre, ni les catastrophes naturelles, ni la criminalité, ni même le suicide, mais, bien plutôt, la maladie et, dans une moindre mesure, l’accident. En 2015 à l’échelle planétaire, on a ainsi enregistré 128,8 millions de naissances et 54,7 millions de décès. Parmi ces derniers, 39,8 résultaient de maladies non transmissibles : accidents cardiovasculaires (17,9 millions), cancer (8,8), difficultés respiratoires (3,8), Alzheimer (1,9), diabète (1,5), cirrhose (1,3), insuffisances rénales (1,2)… et abus de drogues (0,3). Les épidémies, les complications à la naissance et les problèmes nutritionnels avaient par ailleurs causé la mort de 11,3 millions de personnes, dont 3 du fait du sida, de la tuberculose et de la malaria.
SUIVRE : DES INCONVENIENTS OPERATIONNELS DE LA LABELISATION TERRORISTE…. DES APPROCHES MANICHEENNES ET DESTRUCTRICES