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Mali-‘‘dans  une guerre  perdue au sahel » (9):  «Des inconvénients opérationnels de la labélisation terroriste…. des approches manichéennes et destructrices » 

 

Des inconvénients opérationnels de la labélisation terroriste

 

Par Marc –Antoine Perousse de Montclos

Ledebativoirien.net

En réalité, si tant est que l’on se mette d’accord sur des définitions toujours discutables, les groupes dits « terroristes » tuent relativement peu de gens [voir l’encadré]. Qu’ils soient désormais désignés comme le principal risque sécuritaire à un niveau global devrait donc rassurer : cela  montre à quel point le monde est devenu plus sûr depuis la fin des grandes tensions entre les superpuissances du temps de la guerre froide. Au Sahel, la dramatisation à outrance de la menace djihadiste pose néanmoins de nombreux problèmes.

 Le premier d’entre eux est de susciter la panique, sachant que la peur est mauvaise conseillère et fait le jeu de l’ennemi. Au-delà de ses aspects meurtriers, le terrorisme est en effet une guerre de communication. L’exagération de son ampleur lui offre alors une formidable caisse de résonance à l’international. Ce travers est bien connu et, pour en limiter la portée, des spécialistes proposent par exemple que les médias se contentent désormais de relater les événements sans nommer ni montrer les groupes et les individus à l’origine des attentats et à la recherche de publicité.

En Afrique subsaharienne, le problème est aussi que l’insistance des autorités à exagérer la portée de la menace djihadiste provoque d’immenses dégâts collatéraux en justifiant un recours disproportionné et inadapté à la force militaire. En principe, la réponse au terrorisme devrait être subtile et «intelligente» au sens britannique du terme, celui du renseignement. Elle est d’abord et avant tout une affaire de police et de justice, quoi qu’il en soit par ailleurs des racines politiques et sociales du problème. Or la France a fait le contraire au Mali en 2013, quitte à donner le sentiment de prendre un marteau pour aller écraser une mouche dans l’immensité des sables du désert.

À l’époque, l’Élysée disait vouloir empêcher les rebelles du Nord de s’emparer de Bamako et, par contrecoup, de l’ensemble des capitales des pays francophones de la région. Mais la perspective terrifiante d’un Sahel basculant dans l’escarcelle de fanatiques en armes ne correspondait guère à la terminologie du terrorisme tel qu’on l’entendait à propos des petites cellules d’activistes qui ensanglantèrent l’Europe des années 1970 et 1980.

En pratique, les djihadistes du Mali et des pays de la zone ressemblaient davantage à des groupes insurrectionnels. Ils attaquaient des cibles militaires, tenaient du territoire, contrôlaient des populations, avaient une base sociale, avançaient des revendications politiques et visaient à prendre le pouvoir, ce qui ne les empêchait nullement de tuer aussi des civils et de perpétrer des attentats.

Certes, aucun des groupes en question n’a réussi à prouver sa capacité à gouverner, à administrer une région et à se transformer en parti politique, tant du fait de pressions externes que de divisions internes et d’une profonde désorganisation. De ce point de vue, les djihadistes n’échappent pas aux conclusions des scientifiques selon lesquelles les terroristes ne peuvent intrinsèquement pas gagner de guerre et n’obtiennent jamais ce qu’ils veulent sur le plan politique et militaire, à une ou deux exceptions près quand ils combattent des troupes d’occupation. À tout prendre, les groupes insurrectionnels du Sahel aujourd’hui évoquent plutôt des guérillas amputées de la capacité à rallier les masses autour d’un véritable projet politique, à la différence des mouvements de libération nationale de l’Afrique subsaharienne à l’indépendance.

Dans un tel contexte, le prisme du terrorisme conduit à commettre des erreurs stratégiques. La première d’entre elles, et non des moindres, consiste à légitimer la brutalité de la répression et l’impunité des forces de l’ordre. En effet, l’exceptionnalité de la menace terroriste justifie la disproportion de la réponse et la mise en place d’états d’urgence qui permettent de museler toute forme d’opposition et qui reviennent en fait à sacrifier les valeurs et les vies que les démocraties disent vouloir défendre. C’est particulièrement frappant lorsqu’on s’intéresse à la conduite des hostilités et aux violations du droit international humanitaire.

Les contradictions n’en sont que plus évidentes. D’un côté, les responsables politiques disent mener une « guerre globale contre le terrorisme ». De l’autre, ils refusent d’appliquer le « droit de la guerre » au prétexte que les terroristes sont des lâches qui ne méritent pas d’être considérés comme des combattants.

À Guantanamo, les Américains refusèrent ainsi d’accorder un statut de prisonnier de guerre aux membres d’al-Qaïda capturés en Afghanistan ou au Moyen-Orient. Au Sahel, les terroristes sont généralement traités en criminels ; dans bien des cas, on ne sait tout simplement rien de leurs conditions de détention car les médias occidentaux 17 préfèrent se focaliser sur la question des otages étrangers aux mains des insurgés et s’intéressent très peu au sort des prisonniers africains accusés de djihadisme.

L’argument des partisans de la suspension du droit humanitaire a aussi été que l’on assistait à l’émergence d’un nouveau type de guerre et que les règles d’autrefois n’étaient donc plus applicables. Selon certains chercheurs peu férus d’histoire, les belligérants ne respectaient plus rien. Non contents de massacrer des civils, ils s’en prenaient aussi aux secouristes et sont allés jusqu’à tuer le représentant spécial des Nations unies en Irak, Sergio Vieira de Mello, en 2003.

Oubliant qu’un autre médiateur de l’ONU, Folke Bernadotte, avait déjà été assassiné en Palestine en 1948, les théoriciens des nouvelles guerres ont ainsi confirmé le caractère prétendument inédit et exceptionnel d’un phénomène terroriste qui allait autoriser les démocraties occidentales et leurs alliés africains ou arabes à prendre des libertés avec le droit.

À présent, les partisans de la manière forte continuent d’avoir le vent en poupe au prétexte que les « barbares » djihadistes sont par nature fermés à toute perspective de négociation. Les « éradicateurs » à la mode algérienne arguent qu’il n’y a pas le choix. Pour douloureuse qu’elle soit, la répression serait la seule façon de venir efficacement à bout des djihadistes. Les partisans de la manière forte récusent l’idée selon laquelle la militarisation de la réponse au terrorisme exacerberait et prolongerait les hostilités. À meilleure preuve, disent-ils, les rackets, les exactions et les brimades des forces de sécurité ne suffiraient nullement à provoquer des révoltes islamistes.

À les en croire, il n’y aurait pas de corrélation entre l’intensité d’une répression et la propension au djihad. Ainsi, les pays d’Afrique où les musulmans sont minoritaires et stigmatisés ne seraient pas ceux où l’on observerait le plus de troubles à caractère religieux, quoi qu’il en soit par ailleurs des rapports de force existants. C’est par exemple le cas de la Tanzanie, dont le gouvernement à 18 dominante chrétienne du président socialiste Julius Nyerere annexa en 1964 l’ancien sultanat omani de l’île de Zanzibar sans que cela suscite un djihad. Il en va de même de l’Érythrée musulmane, qui perdit son statut d’autonomie et fut absorbée par l’Éthiopie chrétienne en 1962.

Au Sahel, où les musulmans sont majoritaires, des régimes dits révolutionnaires et progressistes ont aussi pu s’en prendre aux milieux religieux sans provoquer de soulèvements islamistes. Au Mali à l’indépendance, la politique « socialiste » de Modibo Keita (1960-1968) heurta pourtant de plein fouet les intérêts économiques des marabouts tandis qu’au Burkina Faso la junte de Thomas Sankara (1983-1987) interdit aux femmes de porter le voile et essaya d’obliger les croyants à acheter des billets de la loterie nationale en dépit des interdits islamiques contre les jeux de hasard. La guerre ne se fait pas sans casser des œufs, poursuivent les partisans de la force.

Les exécutions extrajudiciaires et les massacres de civils seraient finalement bien peu de chose : le « prix du sang » à payer pour se débarrasser de la vermine djihadiste. Les populations locales seraient d’ailleurs favorables à l’emploi de la force brute. Ainsi, les habitants de Bamako et du sud du Mali ne semblent nullement déplorer les bavures à répétition de leurs militaires au Nord et dans la région centrale de Mopti.

Nationalistes, ils continuent souvent d’avoir une opinion positive de leur armée, comme au Nigeria. Face à la barbarie djihadiste, la conclusion serait donc sans appel : il faudrait des pouvoirs forts et inébranlables. Des études scientifiques le confirment à leur manière quand elles montrent que les groupes qualifiés de terroristes s’en prennent moins aux dictatures qu’aux démocraties, sans doute parce que ces dernières sont plus réticentes à user de la violence, plus sensibles aux impacts médiatiques et plus attentives aux humeurs de l’opinion publique.

Des approches manichéennes et destructrices

À l’analyse, il convient cependant de tempérer l’enthousiasme destructeur des partisans de la force. En effet, la répression qu’ils préconisent est contre-productive, entre autres parce que ses abus font le jeu des insurgés.

En pratique, elle ne consiste pas seulement à user de la terreur silencieuse et plus ou moins discrète des États policiers dans des prisons, des camps disciplinaires ou des foyers de rééducation qui, pour certains, portent désormais le nom de centres de dé-radicalisation. Au Sahel, la guerre contre le terrorisme a plusieurs fois débouché sur des massacres publics qui, en retour, ont pu stimuler la protestation populaire et légitimer le basculement dans la lutte armée.

De fait, la violence appelle la violence. Bien qu’ils soient minimisés en Occident et dans les capitales africaines, les abus de la guerre contre le terrorisme sont très visibles dans les zones de conflits. De plus, la disproportion et la brutalité de la réponse militaire ont radicalisé les djihadistes et incité certains d’entre eux à s’internationaliser en cherchant des soutiens à l’étranger. On a également conforté la position des jusqu’au-boutistes en interdisant toute négociation avec les terroristes et en privant les insurgés des protections du droit international humanitaire en cas de capture. Face aux abus de la répression, les stratégies militaires des djihadistes et leurs modes de recrutement ont alors évolué vers le pire.

Au Nigeria en 2013, par exemple, la mise en place de milices paragouvernementales a poussé Boko Haram à s’en prendre davantage aux civils pour les dissuader de collaborer avec l’armée. De pair avec la fermeture des mosquées où la secte avait pour habitude d’attirer des fidèles sur une base volontaire, le groupe a aussi cherché à compenser ses pertes en commençant à enlever des jeunes pour les recruter de force, phénomène que l’on a d’ailleurs observé dans des guérillas au profil idéologique radicalement différent, telle la rébellion maoïste au Népal. La labellisation terroriste a ainsi favorisé des mécanismes qui, chacun à leur manière, ont contribué à entretenir et exacerber les conflits.

La 21 situation actuelle tranche avec les stratégies contre-insurrectionnelles qui, du temps de la guerre froide, visaient à « gagner les cœurs et les esprits » de la population afin d’encourager la coopération avec les forces de sécurité et d’isoler les guérilleros cachés parmi les civils. Aujourd’hui, les gouvernements concernés tentent certes d’acheter la paix sociale par le biais de projets de développement, comme on le verra dans le chapitre VIII. Mais la rhétorique manichéenne et civilisationnelle de la lutte contre le terrorisme ne pousse pas à la modération et au compromis. Les armées africaines, en particulier, sont habituées à réprimer des civils.

Le silence complice de leurs alliés occidentaux ne les encourage pas à faire preuve de retenue. Sur la scène politique intérieure, l’attitude souvent nationaliste de l’électorat contre une menace « venue de l’étranger » ne les incite pas non plus à prendre des gants. En général, les citadins de Bamako, Lagos ou Yaoundé ne se préoccupent pas vraiment des exactions commises par l’armée dans les campagnes où la guerre contre le terrorisme se déroule à l’abri des regards indiscrets.

En brousse, le soldat peut donc continuer en toute impunité à tuer des civils qui, s’ils survivent, sont alors tentés de rejoindre les rangs des rebelles pour se défendre. Les abus nourrissent aussi des logiques de vengeance familiale, par exemple dans le sud de la Somalie et le nord-est du Nigeria où les armées nationales, les milices locales et, parfois, les troupes de l’Union africaine ont profité du désarroi des victimes pour violer des femmes et des jeunes filles déplacées par le conflit.

Sont ainsi réunis tous les ingrédients qui peuvent contribuer à prolonger les conflits. À l’exception des échanges de prisonniers ou d’otages, la labellisation terroriste interdit toute négociation avec les groupes placés sur une liste noire. Au Mali, les accords de paix d’Alger, signés en 2015, sont significatifs à cet égard. Au prétexte qu’ils seraient par nature rétifs à tout dialogue, les djihadistes en ont été délibérément exclus alors même qu’ils étaient censés constituer la principale menace de déstabilisation du pays. Les autorités ont évidemment trouvé plus facile de négocier avec les 22 groupes déjà ralliés au gouvernement ! Dans un tel contexte, l’armée française n’a pas non plus facilité la résolution politique des conflits.

Au contraire, sa focalisation sur la lutte contre le terrorisme a contribué à contrecarrer les efforts des Nations unies en vue de promouvoir la paix : un constat dressé, entre autres, par le professeur canadien dont j’ai vainement essayé de publier un article du temps où j’étais rédacteur en chef de la revue Afrique contemporaine.

À plus long terme, force est de reconnaître que la diabolisation terroriste des djihadistes réduit également les possibilités de réconciliation et de réinsertion des combattants dans la perspective d’un retour à la paix. Les pays sahéliens ont développé une approche très déséquilibrée de la situation : contrairement au cas de la Colombie, ils n’ont nullement envisagé de compenser les victimes des forces de sécurité et pas seulement des groupes terroristes, à qui ont été imputés tous les torts. Les incitations à la paix sont tout aussi faibles du côté de l’armée ou de la police.

Depuis la fin de la guerre froide et l’effacement du « péril rouge », l’antiterrorisme est devenu une véritable rente financière et diplomatique pour les régimes corrompus de la zone, alliés indispensables de l’Occident contre une « nouvelle » menace globale.

Les appareils sécuritaires de la région ont vu leurs budgets exploser au détriment des dépenses en faveur de l’accès à la santé ou à l’éducation, contredisant la position des développementalistes selon qui la pauvreté et l’obscurantisme seraient le moteur essentiel du djihadisme. Des raisons politiques ont également pu jouer.

Pour les gouvernements élus du Niger, du Burkina Faso ou du Nigeria, la guerre contre le terrorisme est un moyen d’occuper les militaires et de les envoyer en brousse pour les éloigner des capitales et prévenir les possibilités de coup d’État ! Dans le même temps, la présence de troupes françaises ou américaines au Mali, au Niger ou au Cameroun sert de garde-fou contre le risque de putsch, avec un bonus qui n’est pas négligeable : elle décharge les armées nationales de leur mission de défense du territoire et leur permet de faire du business, une occupation beaucoup plus lucrative et moins dangereuse que de faire la guerre…

A SUIVRE  LA BAUDRUCHE DE LA GLOBALISATION-FRANCE, PARIS, DEBUT 2013 ; QUELQUE PART EN FRANCE, DANS UN TRAIN, FIN 2013

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