Par Marc Antoine Perouse de Montclos
Ledebativoirien.net traverse toujours ‘‘la France au sahel : une guerre perdue, dans une pérégrination guidée par Marc Antoine Perouse de Montclos, dans ‘‘une guerre perdus’’. ‘‘POURQUOI LA FRANCE DOIT QUITTER LE MALI’’ est dédié à sa mère, infatigable voyageuse décédée des suites d’une longue maladie le 29 décembre 2018. Et aussi à Didier de Montclos, son grand-oncle qu’il a peu connu, enterré à Sikasso où il qui a créé le plus gros lycée du Mali. Plongeons dans une guerre perdue…dans cette partie avec : France, Paris, début 2017
L’OBSESSION RELIGIEUSE
Mali, Djenné, mi-2010 Djenné, c’est l’Afrique comme on l’aime : paisible, avec des couleurs qu’aucune carte postale ne pourra jamais restituer, ocre, rouge, jaune. La localité est surtout connue pour sa mosquée, classée au patrimoine mondial de l’humanité… et entièrement reconstruite par le colonisateur français en 1907. Le bâtiment en banco est strié de torons, des poutres de palmier rônier qui servent d’échafaudage pour refaire chaque année le crépi des murs. En principe, la mosquée est fermée aux infidèles mais on peut toujours donner un bakchich au gardien pour aller y chercher de l’ombre et y admirer les nombreux piliers de la salle de prière.
Mon « guide », Ibrahim Touré (le prénom et le nom ont été modifiés), m’emmène dans les ruelles tortueuses et pittoresques de la ville. La grande affaire du moment, m’explique-t-il, c’est la bataille du margouillat (basa kêlê en bambara), du nom de ce petit lézard vert qui aime grimper sur les murs et prend une couleur rouge au moment de la saison des amours. La Fondation Aga Khan a en effet décidé de financer la restauration de la mosquée de Djenné avec des techniques modernes. Son initiative a suscité des protestations car elle a privé les habitants de la cérémonie annuelle du crépissage qui permettait de se retrouver dans une ambiance festive pour remettre en état les murs du bâtiment.
Exceptionnellement, les jeunes maçons étaient alors autorisés à écouter des chansons de Bob Marley diffusées par les haut-parleurs du muezzin. Garçons et filles pouvaient également se baigner ensemble dans la rivière voisine pour y récupérer de la terre glaise : une belle occasion de nouer des amours, n’aurait été l’intrusion de la Fondation Aga Khan. Djenné est à 563 km de Bamako, une bonne journée de voiture, et à 171 km de Konna,
la localité dont les djihadistes du Septentrion malien allaient s’emparer en janvier 2013, déclenchant la plus grosse opération militaire de la France depuis la guerre d’Algérie. Mais que tout ça semble loin : la fureur guerrière des rebelles touaregs, les trafics de drogue transsahariens, la contrebande d’armes en provenance de Libye, l’implantation d’al-Qaïda au Maghreb islamique. Djenné, c’est l’antithèse du djihadisme : le « bon » islam, tolérant et pluriel, ancré dans des traditions multiséculaires.
France, Paris, début 2017
La DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) s’ouvre au monde de la recherche. Elle a décidé d’organiser un colloque sur « l’islam d’Afrique face à la montée des radicalismes ». La conférence se tient à la Maison de la Chimie, un bel hôtel particulier à deux pas des ministères et des centres du pouvoir exécutif à Paris. L’œil alerte et l’oreillette branchée comme preuve de leur professionnalisme, des hommes tous habillés de noir vérifient l’identité des invités, qui ont été dûment triés sur le volet. Une fois franchis les barrages de sécurité, il y a du champagne et des petits fours. Voilà qui me change de nos habituelles conférences académiques où le chercheur doit s’estimer heureux quand l’administration française accepte de bien vouloir financer un peu de café froid et quelques biscuits secs.
Une autre surprise m’attend à l’intérieur du bâtiment. La plupart des conférenciers africains sont en fait des sympathisants soufis. L’un d’entre eux va même jusqu’à projeter une vidéo truquée et vraisemblablement montée par les services secrets nigérians pour justifier l’incarcération sans procès d’un leader chiite tenu au secret pour une durée indéterminée, malgré l’absence de charges et les injonctions à répétition de la Cour Suprême en vue d’obtenir sa libération.
Comme de bien entendu, les soufis haïssent les salafistes. Ces derniers le leur rendent bien en critiquant leur corruption et leur collusion avec des pouvoirs autoritaires. Les soufis disent donc pis que pendre de leurs rivaux, qui sont accusés d’être des terroristes en puissance. Les points de vue ne sont guère équilibrés. Chercher à comprendre les subtilités de l’islam en Afrique en écoutant seulement des soufis, c’est un peu comme essayer d’analyser le conflit israélo-palestinien en ne donnant la parole qu’aux sionistes. Visiblement, la DGSE a encore beaucoup à apprendre en matière de théologie islamique.
Le spectre du salafisme
La question est d’abord de savoir si le fanatisme et l’endoctrinement religieux seraient vraiment à l’origine des insurrections qui ravagent aujourd’hui le Sahel. Beaucoup d’observateurs voient dans le salafisme la cause de tous les troubles de la région. Diffusé à la mosquée et dans les écoles coraniques, celui-ci constituerait le terreau de l’extrémisme et aurait gagné la bataille idéologique contre des régimes corrompus et autoritaires. En conséquence de quoi, les imams et les marabouts les plus radicaux n’auraient rencontré aucune difficulté pour embrigader des jeunes chômeurs dans la guerre sainte en leur promettant le paradis.
Les gouvernements africains ont eux-mêmes repris cet argument : la thèse du lavage de cerveau leur a en effet permis de se défausser de leurs responsabilités politiques dans l’émergence de protestations islamistes et la prolongation des conflits djihadistes. De nombreux éléments invitent cependant à relativiser le rôle du fanatisme à travers une «radicalisation» de l’islam. En premier lieu, il n’est pas complètement évident que la poussée apparente de puritanisme au Sahel ait uniquement une base religieuse. En outre, la popularité des idéaux salafistes mériterait d’être testée au plus près du terrain.
Leur succès doit beaucoup aux défaillances des États et s’est construit sur les décombres de projets nationalistes que l’on avait trop rapidement crus laïques au moment des indépendances. Pour autant, la pénétration des idées salafistes n’explique guère pourquoi certains pays de la région ont été plus ou moins épargnés par les insurrections djihadistes. En réalité, les dynamiques politiques locales ont été beaucoup plus déterminantes en la matière. Le Soudan islamiste de Hassan el-Tourabi, par exemple, a muselé la protestation salafiste sur la scène intérieure et soutenu des groupes terroristes à l’extérieur; en retour, il a été assez logiquement préservé de leurs attaques alors que la dictature au pouvoir à Khartoum prétendait déjà mener un djihad contre les sécessionnistes du Sud.
Mais le scénario a été différent en Algérie. Les années de plomb de la guerre civile des années 1990 ont joué un rôle dissuasif. Après s’être débarrassés au Mali des derniers lambeaux du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), futur AQMI, les Algériens n’ont guère adhéré aux nouveaux mouvements djihadistes qui ont émergé au cours des années 2010. Toutes proportions gardées, ils ont très peu envoyé de jeunes combattre dans les rangs de l’État islamique en Irak et en Syrie, contrairement à la Tunisie, qui est censée être le pays le plus laïc du Maghreb.
Dans la région, le Sénégal et le Maroc vantent quant à eux les vertus de leur « islam du juste milieu », en l’occurrence soufi, pour expliquer pourquoi la pénétration des idées salafistes aurait été limitée et n’aurait pas débouché sur des appels au djihad. Mais à y regarder de plus près, il s’avère que leur stabilité politique doit beaucoup à leur mode de gouvernance. Au vu des standards habituels en Afrique de l’Ouest, le Sénégal se caractérise ainsi par une relative culture démocratique et sa capacité à gérer les conflits autrement que par la violence. Avec une croissance économique plus soutenue qu’en Algérie, le Maroc, lui, est dirigé par une figure religieuse, « commandeur des croyants », qui s’emploie à préserver un consensus autour de la personne du roi.
Ses services de sécurité ont la réputation d’être efficaces et, dans la foulée des printemps arabes en 2011, la monarchie a engagé une politique d’ouverture en direction des milieux salafistes. En 2012, elle laissait ainsi des islamistes du parti Justice et Développement entrer au gouvernement et prenait soin d’assouplir sa politique carcérale à l’égard des derniers fondamentalistes maintenus en prison. D’une manière générale, l’Afrique subsaharienne a bien moins été touchée par le salafisme que le monde arabe, en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient.
Historiquement au Sahel, de nombreux courants réformistes ont vilipendé l’impiété et la corruption de la classe dirigeante au nom de doctrines issues tantôt du soufisme au XIX siècle, tantôt du salafisme aujourd’hui. Certains ont débouché sur des violences ; d’autres, non, quoi qu’il en soit de la virulence des prêches. Au risque d’ignorer le contexte politique des révoltes islamiques d’antan, il serait donc assez réducteur de voir dans le djihadisme à présent une simple conséquence de l’affaiblissement de l’autorité religieuse des Anciens, qui a toujours fini par être contestée par les jeunes.
S’il était besoin de preuves, on peut remarquer que le moment des indépendances n’a pas vraiment produit de résistances islamistes armées alors même que les pouvoirs coutumiers et religieux étaient très sérieusement attaqués et érodés au nom des idéologies nationalistes et socialistes en vogue à l’époque. La protestation salafiste, elle, est arrivée assez récemment en Afrique subsaharienne, dans les années 1950 au Mali et au Sénégal ou 1970 au Nigeria. Mais elle reste surtout cantonnée aux milieux marchands des villes.
De plus, les querelles doctrinales continuent d’échapper très largement aux masses, qui se déclarent musulmanes sans s’inquiéter de savoir si elles sont d’obédience soufie ou salafiste. Dans le même ordre d’idées, les distinctions entre les différentes confréries soufies ne concernent guère la majorité des croyants. En réalité, les affiliations aux écoles de pensée des Qadiris ou des Tidjanes de l’Afrique de l’Ouest correspondent moins à des divergences religieuses que, pour l’essentiel, à des traditions familiales ou communautaires. Dans un tel contexte, il serait bien hasardeux d’affirmer que le salafisme aurait envahi les esprits des musulmans africains et qu’il serait devenu majoritaire au Sahel.
Catégorie aux contours assez flous, la notion recouvre en fait une grande palette d’attitudes, du quiétisme jusqu’à la protestation publique. Façonnées en Égypte au cours des années 1920 mais issues de courants rigoristes qui leur étaient bien antérieurs, les doctrines dites « salafistes » sont plurielles et ont beaucoup évolué, finissant par échapper à la pensée de leurs fondateurs.
De même que Karl Marx n’avait pas imaginé Joseph Staline, les tenants du « canon » salafiste ne se reconnaîtraient sûrement pas dans la propagande de Boko Haram aujourd’hui, pas plus que les promoteurs arabes et soufis des confréries qadiri ou tidjane n’avaient imaginé les prolongements que leur œuvre connaîtrait au sud du Sahara.
Il est d’ailleurs significatif que les divers mouvements djihadistes du Sahel tuent souvent des imams qualifiés de salafistes et répudiés du fait de leurs anathèmes contre le terrorisme ou de leurs « compromissions » avec les pouvoirs en place. Depuis Maiduguri dans la région du Borno, Boko Haram a ainsi entrepris de liquider les responsables des fondamentalistes nigérians appelés Izala (les « éradicateurs de l’innovation sacrilège »), qui avaient dénoncé l’imposture du fondateur de la secte, Mohamed Yusuf. Dès 2007, ce dernier a vraisemblablement commandité l’assassinat de Jafar Mahmud Adam, son ancien mentor salafiste dans la ville de Kano.
On pourrait certes mettre cet attentat sur le compte de la vengeance et du règlement de comptes fratricide. Mais la liste noire des salafistes tués par Boko Haram a continué de s’allonger après l’exécution extrajudiciaire de Mohamed Yusuf par la police nigériane en 2009. Désormais pourchassé par l’armée et passé dans la clandestinité, le groupe a par exemple pris le temps d’aller assassiner les leaders des Izala à Maiduguri et Zaria, respectivement Bashir Mustafa «Kasharra» en 2010 et Muhammad Awwal Adam «Albani» en 2014.
Souvent violentes, les oppositions entre salafistes et djihadistes montrent bien que l’on ne peut confondre les deux types de démarches lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir ou d’islamiser la gouvernance des États, les uns par la lutte armée, les autres par les urnes dans le cadre d’une politique d’entrisme adoptée, en l’occurrence, par les Izala du Nigeria. D’une manière générale, la galaxie djihadiste au Sahel résulte souvent de dissidences issues de groupes salafistes avec qui elle a rompu. Au final, il peut y avoir autant de différences entre les uns et les autres qu’au sein de la mouvance marxiste révolutionnaire entre les socialistes et les communistes au sortir du congrès de Tours en 1920.
Dans tous les cas, il serait absurde de supposer que la lecture d’un pamphlet wahhabite conduirait automatiquement à l’attentat suicide. En soi, l’idéologie ne fait pas la violence : les Sahéliens n’ont pas eu besoin du salafisme pour mener les grands djihads du XIX siècle, qui étaient portés par des doctrines soufies. À présent, ils légitiment leurs révoltes en faisant référence à un modèle révolutionnaire global qui dit s’inspirer du salafisme. Mais les combattants sur le terrain n’ont pas lu les penseurs du djihad. De plus, il convient de ne pas exagérer l’attention que les partisans d’un djihad mondial prêtent eux-mêmes aux querelles de doctrines.
Autant al-Qaïda a cherché à se positionner comme un mouvement religieux en développant une théologie de la lutte armée pour justifier ses actes terroristes, autant Daech s’est présenté comme une organisation combattante et s’est beaucoup moins intéressé à la prédication.
Certes, les spécialistes pourront toujours arguer qu’il n’y a pas de djihadistes sans théorie du djihad. Ce à quoi on leur objectera qu’il peut parfaitement y avoir une théorie du djihad sans djihad. La question dépasse en fait le débat sur la « radicalisation de l’islam ». On la retrouve sous d’autres formes à propos, par exemple, de la portée des idéologies dans la production de génocides en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale ou au Rwanda en 1994.
Loin d’être purement académique, le débat a d’évidentes conséquences pratiques. En admettant que les violences de masses résultent aussi d’un concours de circonstances, et pas seulement d’idéologies mortifères, la question est en effet de savoir si une gestion plus fine des tensions pourrait permettre d’éviter le désastre.
A SUIVRE : BOKO HARAM : UNE VIOLENCE IDEOLOGIQUEMENT PROGRAMMEE ?
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