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Abidjan-Lettre au jeune écrivain Boris Anselme Takoué-en hommage à Biton, un romancier du vrai : « Biton, c’était l’art de savoir raconter…»

 

« Mon cher jeune et vaillant esprit,

« J’ai lu avec enthousiasme dans la presse l’hommage que tu as bien voulu rendre à la mémoire du romancier ivoirien Isaïe Biton Koulibaly, que tu considérais de son vivant, et même après sa mort, comme ton maître, et c’est à juste titre. C’était un illustre personnage de notre littérature ivoirienne, que tu fréquentais énormément. Aujourd’hui passé de vie à trépas, il se présente à tes yeux comme une figure tutélaire, et comme un monument littéraire, que tu n’as cessé de vénérer à ta manière. Je ne pouvais ne pas m’empresser de t’emboîter le pas, et mettre ma plume près de la tienne.

Oui, la nature humaine, comme la nature tout court, est ainsi faite : attirer à soi ce qui est semblable. Et on le voit, les rivières coulent avec clapotis vers les grandes eaux qui les attirent. Elles semblent constamment en pleurs en le faisant. Mais les faons assoiffés qui viennent en boire, y plongent leur museau humide, autant les lions au gosier brûlant y trempent aussi leur babine asséchée. Les faons et les lions sont donc en cela semblables, par leur soif d’eau de rivière et par leur désir de s’en rassasier. Tout comme les rivières font les grandes eaux.

Poussons encore plus loin ces considérations : les mythologies anciennes (grecques, romaines et orientales, surtout) nous apprennent que les dieux ont aussi leur nourriture (l’ambroisie), leur breuvage (le nectar) et leurs nourriciers (les croyances et les prières des êtres humains qui les vénèrent). Ils vivent, se perpétuent et grandissent leur pouvoir en s’en délectant. On imagine la figure de Zeus (ou de Jupiter) s’horrifier, juché par-dessus la cosmogonie, s’il venait à lui manquer ces actes de reconnaissance des humains.

Où voudrais-je vraiment en venir en t’écrivant tout cela ? Pour te dire que s’il est un autre bonheur dont se sont tant aussi nourri les grands écrivains et philosophes des siècles, c’est assurément celui d’avoir su se trouver des disciples authentiques, et non seulement des suiveurs comme il en existe partout. Car les vrais disciples sont ceux qui défendent le mérite du maître, et divulguent, et transmettent, et perpétuent par devoir sacré, après sa mort, le crédo idéologique que professait le maître : ainsi en a été, par exemple, pour Socrate et Platon, pour Lao-Tseu et Confucius, pour Jean-Paul Sartre et Albert Camus…

Nos maîtres sont, pour nous aussi, écrivains ou philosophes, nos dieux. Autant continuons-nous de leur procurer l’ambroisie, le nectar et la reconnaissance par nos livres publiés sous leurs auspices, autant grandissent-ils leur pouvoir littéraire ou philosophique dans le monde des vivants. Oui, je l’ai dit, la nature est ainsi. C’est pourquoi, je trouve d’un devoir littéraire parfait ton hommage publié sur ton maître Biton. Un écrivain est nécessairement grand en littérature, quand il en enfante un autre qui est en chemin pour lui ressembler et, au mieux, pour le dépasser en talent et génie. Ainsi en a aussi été pour Chateaubriand et Victor Hugo. La lignée d’écrivains est pure transmission, sinon elle n’existerait pas.

Bernard-Henri Lévy, le très controversé philosophe et disciple de Jean-Paul Sartre, né sur les terres d’Oran (en Algérie) mais plus Juif de conscience par ses écrits d’exaltation de la judaïcité, avait porté un regard métaphysique sur le statut d’écrivain : lui qui vois toujours à travers le prisme de la cabale, avait, en parlant de l’art prolixe du romancier français Marcel Proust, dit que tous les écrivains ne sont au fond qu’un, et que c’était le même esprit d’écrire qui migrait et transmigrait chez les uns et chez les autres.

 Oui, être écrivain est sans doute perçu comme un fil insécable. Et la lignée de ceux qui le sont est, en effet, bien longue. Depuis les temps immémoriaux jusqu’à nos jours, cette lignée d’écrivains se perd même certainement en dénombrement. Mais il faut aller plus loin que ce qu’en dit par raccourci Bernard-Henri Lévy, et lui rétorquer que les écrivains ne sont pas les mêmes : il y en a, qui le sont vraiment – et ceux-là sont ceux qui explosent d’un génie littéraire authentique et impérissable, et sont les plus recherchés pour cette valeur –  et il y en a, qui s’y définissent moins par déformation, formant du reste le gros lot de gens de plume, qui se fondent, anonymes et inconnus (quel paradoxe !), dans la grande masse des auteurs flottants ou vaseux.

Car oui, ce n’est pas seulement l’art d’écrire qui fait un vrai écrivain – ce qui reproduirait en quelque sorte pour notre siècle le (paresseux) courant parnassien de « l’art pour l’art », véhiculé par certains poètes français de flegme littéraire du 19ème siècle (Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, Jules Laforgue, Gérard de Nerval, etc.) – mais le génie même de la création littéraire de l’écrivain.

Chez les écrivains qui s’illustrent, en particulier, dans le genre du Roman ou du  Récit, l’art d’écrire est celui de raconter, et non autre. Or, le romancier ne racontera pas autre chose que des histoires de vie, mais à la façon même, si particulière, à la fois d’un vrai romancier et d’un romancier du vrai, c’est-à-dire de l’écrivain honnête et sérieux, qui, par son jeu de plume, alternant fiction et réalité, invente, imagine, crée des situations d’existences, qui sont des vécus ou qui pourraient l’être en y ressemblant. Cet art d’écrire, pour faire voir la réalité à travers de la fiction, ou de se servir de la fiction pour faire voir la réalité, est par excellence le génie dont fait preuve le romancier original.

Il faut se souvenir, par exemple, que pour écrire ses romans sociaux (Germinal, L’Assommoir), Emile Zola fréquentait en personne les ouvriers en descendant lui-même au fond des mines où ces pauvres diables travaillaient les tréfonds de la terre, usant leur vie à l’outil d’excavation, et mourant parfois à la tâche. Ce Zola s’était alors fait maître, au 19ème siècle, de courants littéraires : le réalisme puis le naturalisme, qui étaient l’art romanesque de raconter la vraie vie des gens, telle qu’elle se présentait vraiment, en collant au plus près de leurs situations de vie et de leurs existences humaines.

Nous avons aussi, en Côte d’Ivoire, un romancier du vrai, auteur prolixe, de cette trempe : Isaïe Biton Koulibaly. Comment se définissait-il par rapport aux autres écrivains ? Laissons-le nous le dire lui-même, comme s’il l’avait écrit par prémonition dans une sorte de testament des Lettres: « Les lecteurs n’appréciaient plus cette littérature africaine qui ressemble plus à une construction mécanique qu’à de la littérature. Alors qu’on demandait aux auteurs de raconter, les autres démontraient. Moi, je raconte la vie de tous les jours, et la vie de chacun ».

Voilà, pour Biton, la fonction d’un romancier, et il a tellement raison de la formuler ainsi

Mais le romancier ne s’arrête pas là : s’il en est vraiment un (c’est-à-dire que s’il est ingénieux), il ne se bornera pas au simple étalage des récits, mais les donnera à croquer dans un style littéraire, tout aussi inventif par sa verve de création. Pour nous, la grandeur d’un romancier ne se mesure pas au seul et simple fait qu’il soit connu comme romancier, mais à la grandeur même des histoires racontées et à celle du style d’écriture qui raconte ces histoires de vie. À cet égard, il faut bien voir du Marcel Proust chez notre Isaïe Biton Koulibaly, ce romancier ivoirien à qui certains reprochaient de ne produire qu’une profusion de petits romans et récits faciles, alors même qu’il s’illustrait là, sous leurs regards naïfs, comme un maître de son art, non pas seulement de raconter de simples histoires de vie, mais de savoir les raconter pour mieux émouvoir et instruire à la fois l’opinion.

La vie des Hommes étant brève sur cette terre, il est vrai qu’il n’attendait pas, lui Biton, comme le faisait Proust, d’amonceler d’abord tant et tant de situations racontables avant de les raconter en gros dans des romans dont le volume dépasserait 500  ou 1000 pages. C’est bien pourquoi Biton produisait à dessein une multiplicité de petits romans qui semblaient légers, maigres ou chétifs par leur corpulence – mais très significatifs par leur contenu – , comme pour montrer que chaque jour a son récit de vie, tout comme chacun a son roman d’existence. Ce romancier ne faisait que son travail de romancier. C’était un auteur en phase avec les Saintes Ecritures qui disent qu’à chaque jour suffit sa peine. Si seulement avait-il pu réussi à publier l’histoire de vie de chacun de nous, aurait-il ainsi constitué à lui seul une bibliothèque avec autant et autant de livres ! Il aurait sans doute été le fournisseur de la fameuse Bibliothèque d’Alexandrie !

À ce romancier-là, qui a compris que chaque instant de vie mérite d’être consigné dans un écrit, non, il ne lui saurait être longtemps et davantage reproché d’avoir écrit ainsi. Le moins que l’on puisse donc dire de lui, c’est qu’il faut considérer son « art de savoir raconter », comme un art littéraire entier et complet, puissamment accompli et réussi. Accompli, parce qu’il a effectivement laissé à la postérité des romans et récits aussi divers que variés et vrais dans leurs thématiques de société. Réussi, parce qu’il a pu faire montre de cet art où sa littérature romanesque a conquis un public qui s’y reflète, puisque les histoires de Biton sont tout simplement celles des existences humaines, où chacun reconnaît la sienne.

En cela, Biton colle alternativement au réalisme et au naturalisme romanesques, tout comme l’éprouvaient Marcel Proust (dans des romans tes que À la recherche du temps perdu, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Du côté de chez Swann, Les jours et les plaisirs, La Prisonnière, Albertine disparue, Sodome et Gomorrhe, Le Temps retrouvé), et avant lui, Emile Zola (dans des romans tels que Germinal, L’Assommoir, Les Rougon-Macquart), de même que Stendhal (dans des romans tels que Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme)…

Je ne saurais finir cet hommage posthume rendu à ton maître, l’écrivain Isaïe Biton Koulibaly, sans nous référer à ce que disait, d’ailleurs, Zola lui-même de sa propre méthode de romancier : « Ma façon de procéder est toujours celle-ci : d’abord, je me renseigne par moi-même, par ce que j’ai vu et entendu ; ensuite, je me renseigne par les documents écrits, les livres sur la matière, les notes que me donnent mes amis ; et enfin, l’imagination, l’intuition plutôt, fait le reste. Cette part d’intuition est chez moi très grande. Comme le disait Flaubert, prendre des notes, c’est être simplement honnête ».

On peut le dire, pour ceux qui, comme toi, l’ont connu et approché de son vivant, pour le petit monde de littéraires dont tu faisais partie et qui lui tournaient autour comme autour d’un soleil, et qui furent les témoins de son travail d’écrivain, le romancier ivoirien Biton faisait un procédé semblable à celui d’Emile Zola, et n’a, en définitive, fait qu’être honnête en prenant constamment note de la vie des gens, pour la faire revivre à sa façon, de cette façon toute singulière et propre à lui, dans ses romans et récits publiés comme de pains et petits fours appétissants.

C’était un maître de son art de savoir faire le récit des « petites choses », qui fait, en fin de compte, le style d’écriture d’un  romancier de talent, comme le fut Biton, et comme il le reste ad vitam… C’est un écrivain dont la compagnie sera l’une des plus recherchées du grand public, et dont on dira tôt ou tard qu’il est une vraie grande plume du Roman africain réaliste et naturel.

Ledebativoirien.net

Sylvain Takoué, Écrivain 

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