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Au sud du Sahara-‘‘Une guerre  perdue MALI’’ (14) : un placebo plutôt qu’un vaccin

Par Marc Antoine  Perouse de Montclos

Ledebativoirien.net poursuit sa randonnée acte 14 avec Marc Antoine Perouse de Montclos, dans son ouvre : ‘‘une guerre  perdus’’- ‘‘Pourquoi la France doit quitter le Mali’’. Une œuvre qu’il dédie à sa mère, infatigable voyageuse décédée des suites d’une longue maladie le 29 décembre 2018. Et aussi à Didier de Montclos, son grand-oncle qu’il a peu connu, enterré à Sikasso où il qui a créé le plus gros lycée du Mali. Allons dans  cette  une guerre  perdue…

 « L’expérience de «Abou Hafs » est intéressante.

   Pour autant, peut-on supposer que sa démarche serait efficace au Sahel, de l’autre côté du Sahara? C’est loin d’être évident. Les entretiens menés avec des combattants djihadistes en Afrique subsaharienne montrent en effet que la vengeance, l’appât du gain, le sentiment de persécution et la répression militaire jouent un rôle plus important que le fanatisme religieux pour expliquer le recrutement de jeunes dans des mouvements de lutte armée.

Lorsqu’il vantait les mérites de la dé-radicalisation, Abou Hafs pensait en fait aux anciennes générations de djihadistes arabes, celles qui avaient combattu l’Armée rouge en Afghanistan et qui étaient très idéologisées. «Avant, dit-il, on ne pouvait pas prétendre être un djihadiste sans avoir lu des dizaines de livres. Mais la nouvelle génération est très différente. Même Daech à présent: la plupart de ses militants n’ont lu aucun livre religieux. Visiblement, ils ne connaissent rien de l’exégèse du Coran. C’est aussi pour ça que la dé-radicalisation n’est pas une solution suffisante. »

De fait, il est assez bizarre de trouver des spécialistes de la lutte antiterroriste qui s’improvisent théologiens et prétendent savoir ce que serait un bon islam. Abou Hafs confirme : «On peut employer des arguments religieux pour essayer de convaincre un islamiste de renoncer à son combat. Mais pour cela, il faut être soi-même un religieux qui, de préférence, a connu la tentation extrémiste.

C’est plus convaincant. Je me rappelle qu’en prison, des théologiens venaient nous voir pour nous ramener à la raison et nous enseigner les bonnes sourates d’un islam tolérant. On se moquait d’eux. C’étaient des soufis. Ils étaient envoyés par l’État. On les trouvait faibles et ridicules. Alors que quand on a soi-même été un extrémiste, on sait mieux quels arguments utiliser pour convaincre un jeune de renoncer à la lutte armée.»

La proposition est hardie. Elle revient un peu à adopter le principe du vaccin en injectant une petite dose d’extrémisme pour mieux s’en prémunir. À l’occasion, certains pays occidentaux ont certes pu utiliser des « repentis » pour convaincre des détenus de procéder à leur autocritique et renoncer à la violence. Dans le monde musulman, des États comme le Maroc, l’Égypte ou la Libye ont également mis en place des programmes de «révision idéologique» (morajaa) à destination de leurs propres terroristes islamistes.

Mais pour être efficace en prison, nous dit en substance Abou Hafs, il faut envoyer des religieux contestataires et réformistes, pas des représentants de l’establishment. La question se pose donc de savoir si, pour convaincre des jeunes de sortir de la violence au Sahel, des salafistes pourraient être plus efficaces que les clercs officiels des confréries soufies. Ce n’est pas évident quand on songe au sort des fondamentalistes qui ont eux-mêmes été répudiés et, parfois, assassinés par les insurgés, tels un Jafar Mahmud Adam ou un Muhammad Awwal Adam «Albani» au Nigeria .

Connu pour avoir organisé le fameux enlèvement des collégiennes de Chibok en 2014, un des leaders de la secte Boko Haram, Abubakar Shekau, devait par exemple accuser les salafistes dits Izala d’être des hypocrites qui, sous prétexte de prêcher la bonne parole islamique, faisaient le jeu du gouvernement, du colonisateur britannique et des Occidentaux en cherchant à détruire les cassettes des sermons du fondateur du mouvement djihadiste nigérian. Dans des discours prononcés en 2014 et 2015, il allait jusqu’à traiter les Izala de mécréants au même titre que les chiites, les «démocrates» et les tenants des confréries soufies comme la Tidjaniyya, la Qadiriyya, la Naqshbandiyya et la Shadhiliyya.

À l’évidence, les salafistes ne sont pas toujours mieux placés que les soufis pour faire barrage à la pensée de groupes extrémistes qui ont répudié toutes les autres écoles de pensée islamiques. Le paradoxe n’en est que plus criant quand on voit comment les djihadistes d’aujourd’hui ne se gênent pas pour préconiser un retour aux sources de la religion tout en refusant de se plier aux injonctions des textes anciens. D’un côté, les insurgés du Sahel font continuellement référence aux glorieux djihads d’antan pour légitimer leur combat sur le plan historique ; certaines de leurs brigades portent ainsi le nom des hérauts de l’islam précolonial.

D’un autre côté, les rebelles n’ont visiblement pas lu les textes anciens ou contemporains des principaux penseurs salafistes ou soufis. Pour les inciter à déposer les armes au Mali, par exemple, il serait peu utile d’invoquer les djihadistes d’autrefois qui, à grand renfort de hadiths, invitaient les musulmans en guerre à se réconcilier en leur rappelant l’interdiction d’excommunier arbitrairement les croyants et de tuer ses coreligionnaires, un crime puni des flammes de l’enfer . Que l’on mobilise des salafistes ou des soufis, il convient à cet égard de souligner qu’en dépit des illusions encore entretenues par certains décideurs politiques et militaires en France, les programmes de dé-radicalisation n’ont guère fait leurs preuves, ni en Europe ni au Sahel.

En effet, ils sont très difficiles à évaluer car ils sont placés sous le sceau du secret-défense. De plus, les procédures de désengagement des insurgés dépendent de facteurs sur lesquels les acteurs sociaux n’ont pas prise, notamment la fin des combats, l’évolution du contexte politique, la perte de territoires, les revers militaires des rebelles, etc. Les programmes de dé-radicalisation soulèvent également de nombreux problèmes juridiques.

Au Niger, ils sont ainsi allés de pair avec une politique d’amnistie qui, décrétée par le ministère de l’Intérieur en décembre 2016, a provoqué des tensions avec la magistrature, l’un se chargeant de superviser les redditions pendant que l’autre s’inquiétait du contournement des procédures judiciaires.

Dans les quatre pays qui combattent Boko Haram autour du lac Tchad, les efforts de démobilisation ont en outre répondu à des initiatives locales et non à une politique nationale. Résultat, on a introduit un traitement différencié des djihadistes prêts à déposer les armes.

Au Niger, pour reprendre cet exemple, le gouvernement a accepté le principe d’une reddition négociée avec les combattants de Boko Haram à Diffa mais pas avec ceux du Groupe pour la victoire de l’islam et des musulmans dans la région de Tilaberi. Dans tous les cas, le nombre de personnes censées avoir été déradicalisées en Afrique subsaharienne est sans commune mesure avec les effectifs estimés des mouvements djihadistes, qui se chiffrent en milliers de combattants. Inauguré en 2012, le centre de «réhabilitation» de Serendi à Mogadiscio, par exemple, n’a fonctionné qu’à partir de 2015 et n’a accueilli que 241 «repentis» entre 2016 et 2018 .

Celui de Goudoumaria, dans le sud-est de la République du Niger, a connu un sort identique. Un an après son ouverture fin 2017, il n’avait reçu que 168 personnes, dont seulement 42 étaient véritablement des combattants ; quant au centre de « déradicalisation » de Magaria, dans la région de Zinder, il est toujours resté à l’état de projet.

De même au Nigeria voisin, le bloc construit pour réhabiliter des détenus dans la prison de Kuje, près de la capitale Abuja, n’a accueilli que 45 adultes entre 2014 et 2015. Dans l’État du Borno, fief de Boko Haram, la safe house établie à Maiduguri en 2016 aura pour sa part « traité » 62 femmes et 26 enfants membres de la secte. Certes, les procédures de désengagement touchent davantage de gens quand elles se déroulent en milieu ouvert.

Des «caravanes de la paix» circulent alors dans les villages en conviant les habitants à jurer publiquement qu’ils ne soutiennent pas les djihadistes et que leurs enfants n’ont pas rejoint les rangs des insurgés, par exemple dans la région de Diffa au Niger après la proclamation d’un état d’urgence en février 2015. Dans le nord du Cameroun en mai 2018, les autorités ont ainsi lancé une campagne au cours de laquelle les « désengagés », ou les « revenants »,

devaient prêter serment sur le Coran pour confirmer qu’ils ne faisaient plus partie de Boko Haram. Mais ces efforts ne résolvent pas tous les problèmes. Au Nigeria, par exemple, on peut toujours essayer de soudoyer un cadi pour qu’il rende un verdict en votre faveur. Afin d’éviter le parjure, une copie d’un « faux Coran » est alors remise entre les mains du témoin assermenté, après avoir pris soin d’en arracher quelques pages pour désacraliser le livre de la révélation prophétique !

 De la prévention en guise de guerre psychologique

Qu’à cela ne tienne, rétorquent les spécialistes de l’antiterrorisme qui croient à la toute-puissance de l’endoctrinement religieux. Il reste la guerre psychologique d’antan, celle des stratégies contre-insurrectionnelles qui, autrefois, proposaient de développer un discours alternatif au marxisme ; aujourd’hui, à la contestation salafiste. Pour faire un peu moderne, on parle désormais de PVE (Prévention de la violence extrémiste) en français ou de CVE (Countering Violent Extremism) dans le langage technocratique des experts anglo-saxons. Indéniablement, les actions menées en prison pour convaincre des jeunes de renoncer à la lutte armée ne constituent pas une solution à long terme.

«Abou Hafs» l’admettait lui-même : «La dé-radicalisation ne va pas mettre fin à l’extrémisme. Le problème est très complexe. Tout le monde se dispute l’interprétation du “vrai islam”. Qui a la légitimité pour dire qui a tort ou raison ? L’objectif n’est pas de prouver à l’autre qu’il a tort. Il est plutôt de lui montrer qu’en changeant d’idées, il pourra devenir un bon musulman et améliorer son existence. Le combat contre l’extrémisme ne peut pas se livrer seulement sur le terrain des idées. Il faut aussi agir auprès du peuple par le biais des programmes scolaires, de la culture… » En bref, il s’agit de mener des actions de prévention.

« Il faut s’attaquer aux problèmes sociaux et économiques. Les arguments religieux ne sont pas suffisants. Comment convaincre un jeune de renoncer à changer le monde par la force des armes si on ne lui offre pas un travail ?  La possibilité de construire une famille ? De se réconcilier avec ses parents ? S’il renonce à ses idées, quel bénéfice en retirera-t-il ? » Voilà qui semble bien raisonnable. Mais la prévention peut mener très loin. Faut-il aller jusqu’à interdire le salafisme comme le préconisait Manuel Valls en France ?

« C’est une grave question, répond Abou Hafs. En démocratie, on a le droit de professer des idées radicales du moment qu’on ne recourt pas à la violence pour les imposer. Ce n’est pas une solution que d’arrêter un extrémiste juste parce que c’est un extrémiste. D’autant que la prison risque de le rendre encore plus radical.

Mais quelques fois je m’interroge. D’après mon expérience personnelle, c’est bien l’extrémisme qui pousse à devenir violent. Alors pourquoi ne pas extirper le mal par sa racine ? À l’école, à la télévision, c’est le travail de l’État que d’enrayer les idées extrémistes. Dans le monde arabe, ce n’est pas comme chez vous : l’extrémisme, il est aussi dans les programmes scolaires, dans les médias. Récemment, on a ainsi arrêté un cheik qui disait à la radio marocaine que l’islam reconnaissait aux maris le droit de frapper leur femme. »

Au sud du Sahara, les pays sahéliens n’ont pas été en reste à cet égard.

Le Nigeria, par exemple, a mobilisé des imams pour condamner le djihad et réhabiliter les vertus de l’éducation d’inspiration occidentale que répudiaient les prêches de Boko Haram. Pour être plus convaincant, l’establishment musulman est même allé jusqu’à reprendre les raisonnements de clercs saoudiens afin d’expliquer que leurs paroles avaient été mal interprétées par les terroristes. L’objectif était ainsi de montrer que les wahhabites ne critiquaient pas l’intégralité des enseignements hérités de la période coloniale britannique.

Pour faire face aux défis d’un monde global, les tenants de la charia invitaient au contraire les musulmans à s’adapter à la modernité occidentale au nom de la théorie du «moindre mal» ou du cas de «force majeure» (darurah), un argument que le Grand Mufti d’Arabie saoudite, Abd al-Aziz Bin Baz, avait d’ailleurs repris à son compte et inversé pour justifier les théocraties, condamner les démocraties parlementaires et rejeter le principe des élections. Dans un autre registre, le gouvernement nigérian a aussi légiféré pour interdire les discours d’incitation à la haine religieuse ou ethnique, notamment en bannissant des termes comme «infidèles», «mécréants» ou «païens».

En 2016 dans l’État de Kaduna, un projet de loi visait ainsi à restreindre aux mosquées et aux églises l’usage de haut-parleurs diffusant des sermons. L’objectif était également d’encadrer plus fermement les processions religieuses sur la voie publique. Mais l’initiative a suscité des protestations, tant de la part des musulmans que des chrétiens, car, dans son sens le plus restreint, elle aurait pu revenir à interdire d’écouter des émissions de radio religieuses en conduisant sa voiture sur la route. En fait, les lois destinées à réguler les cultes pour éviter les troubles de l’ordre public existent déjà depuis longtemps dans les pays sahéliens.

Dans la région du Borno, futur fief de Boko Haram, un décret militaire de 1977 et une loi de 1981 amendée en 2010 ont ainsi confié aux conseils d’émirats le soin d’accorder des licences aux prêcheurs islamiques après avoir vérifié leurs qualifications religieuses. Les contrevenants qui continuaient d’officier sans autorisation s’exposaient désormais à des amendes ou des peines de prison dont la durée fut étendue de six mois à dix ans en 2010 ! Dans le même ordre d’idées, le gouverneur de l’État du Borno établit en 2000 un comité de la charia pour superviser et coordonner les activités des prédicateurs musulmans et enregistrer toutes les écoles coraniques au niveau de chaque collectivité locale.

Le problème est que ces lois n’ont jamais été appliquées. Aucun représentant de l’État n’est allé vérifier le contenu des prêches en plein air ou des enseignements du Coran délivrés dans les campagnes à l’ombre d’un arbre. Dans des villes comme Kano et jusque dans les salles de conférences des universités publiques, des salafistes ont pu continuer à chanter les louanges des djihadistes afghans et à saluer les exploits d’al-Qaïda pendant que des musulmans défilaient dans les rues pour manifester leur soutien aux auteurs des attentats de New York en 2001 . Le Nigeria jouit certes d’une liberté d’expression assez exceptionnelle dans la région. Mais il ne fait pas exception.

En général, les pays d’Afrique subsaharienne contrôlent peu les activités de leurs mosquées et de leurs écoles coraniques. Contrairement au cas de la Turquie, de l’Iran ou de l’Arabie saoudite, où les clercs islamiques sont des fonctionnaires rémunérés par l’État, il y a très rarement de standards reconnus au niveau national pour s’assurer de la conformité des enseignements ou des prêches avec les dogmes d’une religion sans Église. Au Mali, par exemple, un responsable musulman affirmait qu’on aurait en fait dû renvoyer 80 % des imams du pays si on avait commencé à exiger d’eux un minimum de compétences.

Autrement dit, n’importe qui peut s’improviser maître coranique ou prédicateur. Dans un tel contexte, il n’est pas rare de voir des sortes d’entrepreneurs religieux établir leur propre congrégation, voire s’autoproclamer prophète, pour attirer des ouailles et leur soutirer une obole. Mosquées et écoles coraniques sont en effet sources de profit. Au Nigeria, des marabouts indélicats ont ainsi revendu à leurs élèves des textes en arabe de propagande politique donnés gratuitement par des pays de tendance nassérienne et socialiste comme la Libye, l’Égypte ou la Syrie au cours des années 1970 !

Les autorités, elles, ne sont guère intervenues pour mettre fin aux pratiques abusives de prédicateurs véreux et, parfois, dangereux. Plusieurs raisons expliquent une pareille inaction de la part des États sahéliens : l’impuissance des pouvoirs publics, bien sûr, mais aussi une certaine forme d’indifférence, voire de complaisance suite à des arrangements politiques au niveau local [voir l’encadré].

Le problème demeure que l’absence d’autorité régulatrice et reconnue comme neutre est en soi source de tensions. Lors de violences interreligieuses à Kafanchan dans le sud de l’État de Kaduna au Nigeria en 1987, par exemple, tant les musulmans que les chrétiens ont accusé les pouvoirs publics de jouer en leur défaveur car le gouvernement n’avait pas cherché à arrêter les prêcheurs islamistes ou évangélistes qui avaient incité leurs ouailles à partir au combat. 

A SUIVRE (15): LE NIGERIA ET LA LUTTE CONTRE LES EXTREMISMES SECTAIRES ET ISLAMISTES

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