Le gouvernement ivoirien a lancé il y a quelques mois un vaste programme d’adressage des rues de la ville d’Abidjan. Concrètement, il s’agit de les baptiser du nom de personnalités qui ont joué un « rôle majeur » dans l’histoire du pays. Evidemment prise comme telle, la chose est logique, elle a d’ailleurs été saluée par l’ensemble de l’opinion. Pourtant dans les détails de la mise en œuvre de la décision, deux importantes réflexions à charge peuvent être menées.
POURQUOI DEBAPTISER ET REBAPTISER ?
Les autorités comptent attribuer de nouveaux noms à des artères qui en ont déjà. Ce premier point est déjà discutable. Pour avoir toute sa force, le processus doit s’inscrire « dans le marbre ». En d’autres termes, les noms sur les rues ou édifices doivent être immuables. Le fait de mettre un nouveau nom pour quelques raisons que ce soit, sur une artère déjà connue sous un premier nom, crée un précédent. Cela signifie que les noms sur les artères ont vocation à » évoluer « , ce qui n’est pas normal. La majorité des artères de nos rues ont été dénommées depuis le président Houphouët-Boigny. Ces noms sont emprunts d’un » héritage mémoriel » qu’il faut conserver.
Beaucoup d’Ivoiriens ignorent qu’un certain André Latrille fut gouverneur de la Côte d’ivoire, un gouverneur très ami avec celui qui à l’époque était le personnage à abattre pour l’administration coloniale, Félix Houphouët-Boigny, médecin de son état et grand exploitant agricole, l’homme derrière le Syndicat Agricole Africain. A plusieurs reprises, ce gouverneur a refusé d’exécuter l’ordre venu de Paris de procéder à l’arrestation de ce leader. Cela lui a coûté son poste. En reconnaissance, une fois l’indépendance acquise, le président Houphouët a donné son nom à ce qui était à l’époque la principale artère de Cocody. La débaptiser pour lui attribuer un autre nom quel qu’il soit, serait une démarche malheureuse et injuste.
Nous pouvons aussi mentionner le boulevard Valéry Giscard D’Estaing, la principale artère de la partie sud d’Abidjan. L’homme fut président de la République française de 1974 à 1981. Ce fut un héritier du Général De Gaulle, celui qui a toujours été la référence politique du président Houphouët. Le Président Houphouët a donné son nom à cette vaste artère certainement pour une raison majeure. Auparavant en 1966, il avait donné le nom du Général De Gaulle au deuxième pont d’Abidjan.
Contrairement à bon nombre de pays africains qui dès l’indépendance ont ‘’africanisé’’ tous les noms (villes, rues, même le nom du pays pour certains), le président Houphouët n’est pas allé dans ce sens. Car l’histoire de la Côte d’Ivoire n’a pas commencé en 1960. Le pays n’est pas sorti du néant. Pendant 70 ans (1890-1960) le territoire fut une colonie. Aussi il était normal de rendre hommage à ceux qui l’ont administré durant cette période, tout comme ceux et celles qui ont lutté pour l’indépendance. Ainsi une majorité de gouverneurs y compris le plus répressif d’entre eux, le gouverneur Angoulvant, ont leur noms sur des artères de la Capitale.
Aujourd’hui, nous sommes face à une hystérie collective anti-française en Afrique francophone, et des voix s’élèvent en Côte d’ivoire pour le retrait des noms français sur les artères d’Abidjan. Ces noms ont été attribués en âme et conscience par le président Houphouët.
Ce sont des décisions que doivent respecter ses successeurs. Bien sûr l’Histoire est dynamique, c’est un continuum. Aujourd’hui les autorités désirent honorer certaines personnalités qui ont posé des actions majeures dans l’histoire post-indépendance du pays. La démarche logique. Mais doit-on pour cela ‘’effacer’’ le nom de ceux et celles qui ont préalablement œuvré afin que ce pays soit là où il en est aujourd’hui ?
Une profusion de voies structurantes et d’infrastructures
L’adressage des rues concerne les boulevards, les avenues et les rues. Les noms sur 14 000 voies ont déjà validés apprend-t-on. Evidemment ce sont les noms qui seront attribués aux boulevards, c’est-à-dire les voies structurantes 02 x 02 voies qui intéressent l’opinion. On en dénombre 32 à Abidjan. Le projet peut aussi inclure les infrastructures. Les nouvelles universités à Man, Bondoukou, et San Pedro par exemple n’ont pas de nom, ainsi que le nouveau parc d’attractions, de même que les échangeurs nouvellement construits.
Au Ghana, les échangeurs portent des noms. Enfin n’oublions pas que la capitale politique reste Yamoussoukro. Cette ville est aussi concernée par le programme d’adresser des rues, et compte des dizaines de vastes artères qui n’ont pas de noms. Ainsi on peut dire qu’il y a de la place pour les nouveaux héros. Il y a suffisamment de rues à baptiser. On n’a pas besoin de retirer les noms que le Président Houphouët a attribués, pour les remplacer par d’autres.
Le choix des personnalités : un exercice délicat
A ce niveau il faut aussi faire preuve de prudence et de discernement. Certains noms vont inévitablement déclencher des polémiques, et même ouvrir de nouveau certaines blessures, alors que le travail de mémoire nécessaire à la marche vers le pardon et la réconciliation n‘a pas vraiment été accompli.
Le putsch de Noel 99
Le 24 Décembre 1999, le Général Robert Guéi, ancien Chef d’Etat-major, renverse le président Bédié en poste depuis le décès du président Houphouët. C’était inédit en Côte d’Ivoire. Après la sidération dans un premier temps, les Ivoiriens se sont mis à célébrer leur ‘’libération’’. Mais très vite ce fut l’instabilité, car mutineries et tentatives de putsch se succèdent. En fait l’homme ne contrôle pas vraiment l’armée, et il affiche de plus en plus ses intentions de ‘’ poursuivre le travail de restauration nationale ’’ au-delà d’Octobre 2000, date qui devait marquer la présidentielle et donc le retour d’un pouvoir civil.
Après une transition chaotique d’environ dix mois, il se présente à la présidentielle, chose qu’il avait pourtant exclue dans ses premiers discours. Battu par le seul leader de l’opposition dont la candidature avait été acceptée par le Conseil Constitutionnel, il refuse sa défaite et se proclame ‘’Président’’. Ce fut le début d’une brève mais sanglante crise post-électorale de 03 jours. Sous la contrainte de la rue et de l’armée, il concède sa défaite. Le général Robert Guei perd la vie deux ans plus tard, au cours des événements de Septembre 2002.
Certes l’homme a été réhabilité par l’actuel pouvoir. Mais dans la mémoire collective, il n’a pas laissé de merveilleux souvenirs. Il reste celui qui a entrepris le premier putsch dans le pays, celui qui a « fait sortir le génie de sa bouteille », car toutes les autres crises se situent dans le prolongement de celle du 24 Décembre 1999, une mutinerie qu’il a ‘’transformé’’ en putsch. Il a ouvert une » porte » qui aurait dû rester à jamais fermée en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui il est question de donner son nom à une artère de la ville d’Abidjan. La démarche est discutable. Quelle ‘’valeur ajoutée’’ a-t-il apportée dans la construction de ce pays ? Qu’est-ce que la démarche est censée promouvoir ? Quelles sont les valeurs qui sont ainsi mises en avant ? En quoi l’homme est-il un modèle ?
» L’affaire du Guébié » Octobre 1970
Dans les années 60, un certain Kragbé Gnagbé Opadjilé Etienne, depuis Paris, dénonçait ce qu’il appelait la « dictature du président Houphouët ». Sa thèse de fin d’étude portait même sur ce thème. D’aucuns disent qu’il avait été approché par le pouvoir, et avait refusé un poste qu’on lui a proposé. L’homme débarque au pays en 1968, et dès le lendemain se rend au ministère de l’intérieur pour faire enregistrer son parti ! On lui signifie que la chose n’est pas possible, la Constitution ivoirienne ne l’autorisant pas. Visiblement il voulait en découdre avec le pouvoir.
Nous étions dans les années 1960, partout en Afrique c’était la dictature, le parti unique. Les termes opposition, multipartisme, liberté d’expression etc. n’avaient aucun sens. Dans tout autre pays, Kragbé Gnagbé aurait disparu sitôt descendu de l’avion, embarqué pour une destination inconnue. Mais cela n’a pas été le cas. Le simple fait que le Président Houphouët ne l’ait pas fait arrêter depuis l’aéroport mérite d’être signalé.
Après avoir essuyé le refus du ministère de l’intérieur, l’homme avec l’aide de quelques amis, distribue ouvertement à Treichville à l’époque le centre de gravité de la ville d’Abidjan, des écrits incitant la population à « se révolter contre le dictateur Houphouët-Boigny » ! Encore une fois, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. C’était totalement inouï ! Il est arrêté et interné à l’hôpital psychiatrique de Bingerville. Son épouse, étant française, réussit à le faire libérer grâce à quelques pressions diplomatiques.
Il lui est alors demandé de « rentrer dans son village avec interdiction de venir sur Abidjan ». L’homme était originaire du pays ‘’Guébié’’, à la charnière des départements de Gagnoa et Lakota. Les »Guébiés » au sens large (les populations qui parlent ce dialecte), sont répartis sur 03 cantons au niveau de ces deux départements. Contestataire dans l’âme, le »guébié » est belliqueux, agressif, refuse l’autorité, et règle les différends par la force.
Une fois rentré sur ses terres, Kragbé Gnagbé crée effectivement son parti, le PANA (parti national africain), déclare la » république d’Eburnie ’’, se fait appelé » chancelier ’’ et crée » l’armée populaire nationaliste ’’ en distribuant à ses partisans des fusils de chasse. Voulant faire flotter son drapeau sur la préfecture de Gagnoa, il se heurte à la gendarmerie. Des morts sont dénombrés. Puis depuis son village, il entend soumettre par la force tous ceux et celles qui s’opposent à son ‘’autorité’’. Des morts sont également déplorés. Il lance un appel à »tous les volontaires » pour le rejoindre, un appel aux relents fortement ethniques. L’armée ivoirienne intervient alors en Octobre 1970 pour mâter ce qui menaçait de s’étendre, bilan 3 000 morts. Curieusement la crise post-électorale de 2010, a aussi enregistré 3 000 victimes.
Quand on se rend à Gagnoa depuis Abidjan, une fois qu’on entame le département de Lakota, on constate que la forêt est relativement préservée jusqu’ à l’entrée du département de Gagnoa, dans le pays »guébié ». La forêt est en place parce que les populations du Centre du pays, qui sont à l’origine des vastes plantations de café et de cacao (source du déboisement), et qu’on retrouve partout dans le Centre Ouest, évitent sagement la zone depuis cette affaire, même jusqu’ aujourd’hui. Car Kragbé Gnagbé a clairement joué la carte ethnique. Lorsque l’armée s’est retirée, une chasse à l’homme a été déclenchée dans la région. Les populations du Centre étaient visées. On ne peut pas avancer de chiffres sur le nombre de victimes, mais tout cela est resté dans la mémoire collective.
S’exprimant sur l’affaire, le président Houphouët affirma que son » cœur n’avait jamais été fermé à la compassion. Mais Kragbé Gnagbé ne méritait aucune compassion car à cause de lui des femmes et des enfants avaient été tués ». Notons que son père est décédé dans les années 2000, et l’un de ses neveux a attaqué l’Etat ivoirien en justice en France. C’est dire que même si l’homme n’est plus réapparu depuis son arrestation, sa famille n’a pas été ‘’décimée’’ comme plusieurs l’ont écrit.
Aujourd’hui le pouvoir veut donner son nom à une artère. Encore une fois cette même question, quel est le message derrière la démarche ? Qu’est-ce qu’on veut mettre en avant ? Même si on peut déplorer le grand nombre de victimes, peut-on pour autant reprocher au Président Houphouët d’avoir fait intervenir l’armée ? Kragbé Gnagbé est-il un » martyr de la démocratie ’’ comme l’ont écrit certaines personnes ? Donner son nom à une rue revient à le réhabiliter en quelque sorte, donc de facto à ‘’condamner ‘’ le président Houphouët. Pas sûr que l’homme aurait applaudi s’il était vivant, et pas sûr que tous les Ivoiriens soient de cet avis. Il faut faire attention.
Ernest Boka : est un homme politique arrêté pour complot, jugé et reconnu coupable en 1966. Une rue portera également son nom. Les autorités ivoiriennes veulent-elles juger le fantôme du président Houphouët-Boigny ? Elles se veulent consensuelles dans le choix des noms, et disent opter pour la réconciliation et le » vivre ensemble’’. Pourtant il faut faire preuve de prudence, de discernement, car visiblement il y a des portes qu’il vaut mieux laisser fermer. Il vaut mieux laisser certaines choses là où elles sont. Ceci est un décryptage de Douglas Mountain ; Le Cercle des Réflexions Libérales.
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Douglas Mountain
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