« Le 28 Avril 2020, le gouvernement ivoirien décidait de retirer sa « déclaration de compétence » à la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, la CADHP. Saisie par l’opposant ivoirien Soro Guillaume après le rejet de sa candidature à la présidentielle d’Octobre 2020, la Cour avait enjoint l’Etat ivoirien de prendre « toutes les mesures nécessaires en vue de lever immédiatement les obstacles empêchant Guillaume Soro de jouir de ses droits d’élire et d’être élu».
Auparavant, dans un premier arrêt, elle avait ordonné à l’Etat ivoirien de « surseoir à l’exécution du mandat d’arrêt émis contre lui». Par ses arrêts, la Cour cassait deux décisions, celle du Conseil Constitutionnel qui invalidait la candidature de l’homme, et celle de la justice ivoirienne qui avait émis un mandat à son encontre.
Dénonçant une « immixtion grave dans le fonctionnement des institutions d’un Etat souverain », la Côte d’Ivoire prit alors le parti de se retirer de la CADHP.
Deux jours auparavant, le 26 Avril 2020, le Bénin se retirait de la CADHP. Saisie par l’opposant en exil Sébastien Ajavon, la cour avait ordonné le 17 Avril 2020, « la suspension de l’organisation des élections communales et municipales prévues le 17 Mai 2020 ». Dans un arrêt antérieur, la cour ordonnait à l’Etat béninois de payer des dommages et intérêts à l’homme d’affaire, suite à une plainte qu’il avait émise à l’encontre de l’Etat béninois après la mise sous séquestre de ses biens. Pour le gouvernement béninois, la cour sortait de son « champ de compétence ».
Le 02 Décembre 2019, la Tanzanie qui pourtant abrite le siège de cette juridiction, se retirait de la CADHP, après que la Cour eût ordonné à son gouvernement de supprimer du Code pénal, l’application automatique de la peine de mort aux accusés reconnus coupables de meurtre. Ce fut un membre de l’opposition qui avait mené la charge. Pour le gouvernement tanzanien de l’époque, la CADHP » se comportait en acteur politique à part entière ».
Mais c’est le Rwanda qui fut le premier Etat à se retirer de la cour le 01 Mars 2016. Deux opposants en exil avaient saisi la juridiction pour invalider une loi entérinée par le sénat rwandais, qui permettait à Paul Kagamé de briguer un troisième mandat, et même de pouvoir se représenter jusqu’en 2036 !
La cour avait jugé la requête recevable et fixé la date pour une première audience. Sans attendre la tenue de celle-ci, Kigali se retira au motif que l’un des opposants était un « génocidaire à qui la CADHP avait déroulé le tapis rouge ».
Enfin il faut aussi noter le cas de la Tunisie. Son président Kais Saied a été épinglé à plusieurs reprises, notamment pour avoir dissous le parlement et le conseil constitutionnel, pour avoir nommé un chef de gouvernement sans concertation avec les partis politiques, pour gouverner par décrets selon son bon vouloir, et pour le fait de n’avoir fixé qu’aucune date pour de nouvelles législatives. Tous les arrêts de la CADHP ont été ignorés par le régime tunisien, qui n’a toutefois pas retiré sa ’’déclaration de compétence’’. Mais cela revient au même, puisque les décisions de la cour ne sont pas mises en œuvre.
L’adhésion au protocole additionnel de Ouagadougou qui a porté création de la CADHP, se fait en deux étapes. D’abord les parlements des Etats ratifient ce protocole, puis les gouvernements formulent à l’intention de la CADHP « une déclaration de compétence ». C’est cet acte qui permet aux citoyens du pays de saisir la cour ( après que tous les recours nationaux soient épuisés ), lorsqu’ils estiment ne pas jouir pleinement de leurs droits. Lorsqu’un pays retire sa « déclaration de compétence », il signifie à la cour qu’elle n’a plus la compétence pour statuer sur une plainte émise par ses citoyens. Cela équivaut à un retrait pur et simple de l’institution.
Aujourd’hui sur 55 Etats membres de l’UA, 36 ont ratifié le protocole de Ouagadougou, mais tous n’ont pas formulé cette « déclaration de compétence ». Après le retrait du Rwanda, la Tanzanie, le Bénin, et la Côte d’Ivoire, ils ne restent que 08 Etats qui ont formulé la fameuse « déclaration de compétence » permettant aux citoyens et ONG de saisir la cour, le Burkina Faso, le Malawi, le Mali, le Niger, le Ghana, la Tunisie, la Gambie et la Guinée Bissau.
Es-ce à dire que ces Etats sont les plus « démocratiques » du continent ? Bien sûr que non. On remarquera sur cette short-list, les trois Etats du Sahel dirigés par des juntes qui ont renversé des pouvoirs élus. Personne ne se fait guère d’illusions sur l’impact éventuel des décisions de la CADHP sur ces pouvoirs. On voit difficilement des Etats dirigés par des juntes se soumettre à une quelconque injonction.
Bien évidemment en Europe le scénario est tout autre. Des Etats qui sont régulièrement interpellés sur les libertés démocratiques, tels que la Hongrie ou la Pologne, ne peuvent pourtant en aucun cas se soustraire aux arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Ils font tout pour s’y conformer. Ce scénario de défiance des Etats africains vis-à-vis de la CADHP était prévisible sur un continent où la justice est soumise au pouvoir politique.
Les Etats qui se sont retirés de la CADHP l’accusent de « prendre des décisions plus politiques que juridiques ». En vérité tant que les Etats vont contrôler leur justice à domicile, tant qu’ils vont la manipuler, alors toute tentative de mettre en place une juridiction continentale sera vouée à l’échec. Lorsque la justice dans les Etats sera réellement indépendante, la justice continentale pourra alors prospérer.
La CADHP était un projet trop ambitieux au regard de l’environnement politique de nos pays. Aujourd’hui la question de son utilité se pose. Faut-il la dissoudre ou revoir le champ de ses compétences ?
Il est aujourd’hui clair qu’il faut apporter des retouches à ce projet si on ne veut pas le voir mourir. Dans un premier temps, afin que les arrêts pris ne heurtent pas frontalement les décisions des pays, on peut réfléchir à restreindre le champ des compétences de la CADHP.
Faut-il exclure les questions politiques ? La question reste posée. Il faut aussi réfléchir à des sanctions. Le fait de ne pas mettre en œuvre les arrêts de la Cour doit avoir un coût pour les Etats. Dans tous les cas, il ne faut pas baisser les bras. La présence d’une juridiction au-dessus des Etats sera toujours bénéfique pour les peuples, car sera de nature à inciter les Etats au respect des lois à domicile, ce qui contribuera à l’enracinement de la démocratie. La CADHP reste un projet qu’il faut préserver ».
Par Douglas Mountain-Le Cercle des Réflexions Libérales